dimanche 13 septembre 2009

Les photos de la balade du 8 août !

Merci, Pauline, pour ces belles photos, souvenirs d'une balade riche en discussions !



Après La Roquette où nous accueillait Ludovic pour la pause déjeuner, ce fut la pause écriture à la Devèze, alimentée par les propos érudits de Lionel Dumarcet, historien, actuel propriétaire des lieux. Tous nos remerciements vont aussi à Danièle, sa compagne, pour son accueil chaleureux.

mercredi 2 septembre 2009

Poisson rouge, Jean-Pierre Aupetit


Photo©Fred SHOOT ME AGAIN

La ville commençait à nous peser et le Sud était attirant. Lola trouva facilement un poste intéressant. Dans un village, non loin de son travail, je dénichais une maison à louer. Je profitais des circonstances pour quitter mon emploi et bénéficier d’une période de chômage auquel je n’avais encore jamais goûté. Pour faire le point, disais-je.
J’avais pensé un temps cultiver un potager dans le jardin attenant à la maison, mais notre lapin noir et blanc y gambadait en liberté et le supermarché de la ville voisine proposait tous les légumes souhaités ; ce qui était plus sûr que de tenter de les faire pousser.
La terrasse d’un café débordait sur la place du village. Je passais ce début de printemps à lire sous un parasol jaune Lipton en attendant le retour de Lola.
Son nouveau travail lui prenait beaucoup de temps. Elle avait une grosse équipe et son poste avait été convoité par des gens du coin. Elle devait faire ses preuves et subissait un gros stress. Je veillais donc chaque soir à préparer un agréable repas dans une ambiance détendue. En fait, c’est surtout moi qui étais détendu.
Peu à peu, j’étendis mon rayon d’action et visitais la région. Je passais les rares après-midi pluvieux à la bibliothèque municipale. Je commençais à prendre goût à mon nouvel état de dilettante. Je parcourais les sinueuses routes de la région, le coude à la portière de ma grosse berline. Mon regard dessinait des trajectoires qui n’avaient rien d’automobile.
C’est sur le trottoir, devant la vitrine d’une enseigne “Motos, motocultures et tronçonneuses” qu’une belle Triumph Bonneville réchauffait ses chromes. Millésime 1968, peu de kilomètres, elle était à vendre. Six cent cinquante centimètres cubes de plaisirs à l’anglaise.
Le lendemain, la moto trônait dans le jardin, devant la porte. Lola jeta un regard à la machine. “ Amuse-toi bien” me dit-elle, et elle partit se coucher. Il commençait à y avoir un décalage assez net entre elle et moi. Je n’y pouvais rien. Je me sentais déjà dans un état de vacuité fort avancé.
Les routes de Lozère convenaient à merveille à la belle Triumph. J’adoptais un rythme de conduite cool qui correspondait bien à l’esprit de cette moto : pas une machine à rouler, mais plutôt un engin à ressentir l’environnement. Bref, je me sentais très bien. Je retrouvais le plaisir simple de rouler au hasard et j’oubliais parfois l’heure de rentrer. Je sentais Lola jalouse de mon plaisir, je n’étais pas envieux de son travail. Ma présence à ses côtés devenait, disait-elle, plus une provocation qu’un soutien. Plein de compassion, mais sans culpabilité, je décidai alors de continuer à prendre du recul.
Je serrais un maigre bagage à l’arrière de la Triumph – duvet, petite tente et quelques vêtements – et mis le cap sur l’Atlantique. Le ciel affichait un bleu pur et je chantais sous mon casque. La route dessinait de belles courbes et parfois mes bottes léchaient le bitume. Je n’avais pas perdu la main. Le moteur ronronnait d’aise et n’avouait pas ses vingt ans. J’avais moi aussi je crois, ce jour-là, vingt ans, vingt ans de moins.
La côte approchait, toutes les routes menaient à l’océan. J’avais roulé toute la journée et je ne ressentais aucune fatigue.
J’étais arrivé sur un vague parking presque vide, au bord de la plage. Le ciel se teintait de rose. Un cabanon tout proche proposait des grillades. Quelques tables sous un auvent de canisses.
J’étais le seul client de ce lieu du bout du monde. Les gambas que je commandais étaient sans doute les meilleures que j’eusse jamais mangées. Même le vin rosé je le trouvais bon. Quelques tentes étaient plantées à l’abri de la dune. “ Ce n’est pas vraiment un camping”, me dit la patronne, “mais vous pouvez planter votre tente, il y a une douche et un wc à l’arrière du restaurant.” Elle assurait ainsi sa clientèle de fin de saison et c’était plutôt sympa. J’avais monté mon petit dôme vert dans un coin tranquille à deux pas de la plage. Le bruit du ressac berçait mes rêves. Je passais mes après-midi sur le sable en compagnie des quelques livres que j’avais emportés.
Ce jour là j’avais un œil sur le “Vendredi” de Tournier et l’autre dans le ciel, qui suivait les évolutions d’un cerf-volant rouge avec à sa traîne un long ruban qui claquait au vent. De dos, une fille en maillot de bain, rouge également, contrôlait avec dextérité le vol de l’engin. L’image était belle, j’aurais presque regretté de n’avoir pas emporté un appareil photo. A la suite d’un piqué impressionnant, le cerf-volant frôla d’une aile le sol et échappa au pilote après une grosse cabriole. Le grand triangle de toile s’immobilisa sur le sable. La fille au maillot rouge avait les cheveux noirs. Elle enroulait d’un geste sûr les longs fils qui permettaient le pilotage, puis replia le ruban. Belle silhouette sur la plage déserte, elle marchait dans la lumière de fin de journée, son bel oiseau sous le bras. Elle devait passer près de moi pour rejoindre le chemin qui menait au parking. Quand elle fut à portée de voix, “bravo”, je lui dis, “ vous dessinez de belles lignes dans le ciel”. “ Merci, répondit-elle avec le sourire, mais ça n’est pas si difficile.”
“J’aimerais bien essayer de jouer avec le vent, je reviens demain, vous lisez Tournier ? Celui-là je le relis une fois par an, vous pouvez l’empoter, j’en ai d’autres. “
“Merci, à demain.”

Et elle disparut derrière la dune. Un soleil rouge plongeait dans l’océan et j’éprouvais quelque chose qui ressemblait au bonheur. Le lendemain, je commençais la journée par une promenade à moto le long de la côte, le premier village était à une quinzaine de kilomètres, une alignée de boutiques dont la moitié étaient fermées. J’achetais quelques cartes postales. J’en envoyais une à Lola. Je parcourais la presse devant un plat de moules frites aussi gai que l’actualité. Ma moto brillait sous le soleil de midi, beige et mauve, ses couleurs d’origine que j’avais ravivées au polish.
J’arrivais tôt sur la plage en compagnie des “Mots” de Sartre. Assez peu concentré sur ma lecture, je fermais les yeux un instant.
“Le lézard va se transformer en homard.”
C’était elle, j’avais du m’assoupir.
“Je vous ais vu passer ce matin en moto.”
“Je ne connais pas votre prénom, moi c’est Sam.”
“Enchantée, on m’appelle Mad , en route pour la voltige.”
“En fait, le cerf-volant je connais. J’en ai même cassé plusieurs avant d’être accroché à un delta-plane avec lequel je me suis fait peur. Maintenant j’aime autant rester au sol pour jouer avec les caprices des vents.”

J’étais contre son dos, mes mains sur ses mains pour sentir la tension dans les fils et diriger le bel oiseau rouge. Je lui déposai doucement un baiser derrière l’oreille. Un surfer jouait sur les rouleaux. Elle se dégagea doucement en me laissant les commandes. Je commis volontairement quelques maladresses que je rattrapais de justesse. “C’est pas mal pour un débutant”, dit-elle.

Le vent faiblit doucement, il devenait difficile de maintenir en l’air le cerf-volant. Il faisait encore chaud et je proposai une promenade à moto. Son Austin était garée à coté de la Triumph. Elle enfila un jean et un T-shirt marqué No Way. Elle me plaisait. Comme je n’avais qu’un seul casque, nous décidâmes de rouler les cheveux au vent.

Elle louait avec un couple d’amis une maison dans le village ou j’étais allé le matin même. Elle m’invitait à les rencontrer car, dans deux jours, les vacances seraient terminées. La route louvoyait le long des dunes. Mad se serrait contre moi et je roulais doucement pour prolonger le plaisir. La maison, a demi cachée par une haie de tamaris, était au coin d’une petite rue qui menait à la plage. Ses amis Fred et Sally étaient installés autour d’un apéritif à l’ombre d’un pin maritime. Une fois la moto sur sa béquille, Mad me prit par la main et me présenta. “Voilà Sam, un gentil motard.”

Fred et Sally étaient jeunes et blonds. Deux planches de surf étaient appuyées contre le mur. “Salut ! Asseyez-vous. Je vous sers un punch ?”.

Mad était allée chercher des olives à la cuisine. La conversation roulait sur la moto, la mer, la nature. Ils s’étaient rencontrés tous les trois dans la boîte où ils bossaient, un truc informatique de création de sites. Ce que je faisais, moi ? Rien pour l’instant, j’essayais d’écrire, un peu. Mad avait posé la main sur ma cuisse et on buvait des petits punchs. “J’allume le barbecue pour les grillades, tu reste avec nous bien sûr ?”

Je n’avais évidemment aucune raison de refuser. L’air était doux et les premières étoiles s’allumaient dans un ciel clair. Je me sentais tout simplement bien. La soirée s’étirait agréablement jusque tard dans la nuit.
“Je te garde avec moi ”, me dit Mad, “ je ne vais pas te laisser partir seul dans la nuit. ” Elle riait en me regardant.
Fred et Sally partirent se coucher, les bougies, sur la table, s’éteignaient une à une et nous restâmes un moment sans parler, à regarder les étoiles. Puis Mad m’entraîna dans la maison endormie.
Le soleil qui filtrait à travers les volets de la chambre nous réveilla doucement, très doucement. Une agréable odeur de café montait de la cuisine et tout était calme. Dehors, un mot sur la table.
“Difficile de résister à de si beaux rouleaux, il y a des crabes et de la salade dans le frigo.”
Il était plus de midi, une brise venait de la mer, l’été n’était pas fini et Mad était belle. Je savais que tout cela n’était qu’un moment précieux et que demain elle partirait. De quoi toucher du doigt quelque chose de l’ordre de la mélancolie. Il faisait beau et chaud. J’ai allumé le feu dans le barbecue avec des pommes de pin et ils sont arrivés, ruisselants, leur planche sous le bras.
“Les vagues étaient géniales ce matin !”
Ils étaient beaux dans le soleil. Tout le monde avait faim et le repas se prolongea dans la quiétude de l’après-midi. Mad devait récupérer sa voiture, je l’invitai donc à rentrer avec moi.
Nous savions tous les deux que cette soirée était la dernière que nous passerions ensemble. Je roulais doucement sur la route de la côte. Quelques petits nuages blancs bourgeonnaient dans le bleu du ciel. Nous arrivâmes au parking.
Elle descendit de la moto, ouvrit la porte de sa voiture, chercha dans la boîte à gants et revint vers moi un stylo à la main. Elle inscrivit un numéro de téléphone dans ma paume droite et m’embrassa.
J’étais toujours assis sur la Triumph quand son Austin démarra.
Un couple de Hollandais prenait l’apéro au bar du cabanon. Je me joignis à eux. Ils parcouraient l’Europe en tandem et, le pastis aidant, nous terminâmes la soirée devant une paella aux fruits de mer. Nous étions les derniers occupants du lieu. Ce n’est que tard dans la nuit que nous rejoignîmes, d’un pas mal assuré, nos tentes respectives.
Le lendemain, le soleil était déjà haut dans le ciel quand je sortis de mon duvet. Le coin était maintenant désert et je décidais de rentrer.
Concentré sur la route, j’avais la tête un peu vide, je voulais arriver avant la nuit, l’éclairage n’étant pas le point fort de ma monture. Les kilomètres défilaient rapidement. Il faisait encore beau et c’est dans le pourpre du couchant que j’arrivais à la maison.
Moto béquillée dans la cour, je quittais gants et casque. Mon regard se posa sur ma paume droite où il ne restait plus qu’une trace illisible. Je me sentis soudain très fatigué. Il y avait de la lumière dans le salon, je poussais la porte entrouverte. Lola fumait en regardant les infos à la télé.
“Le lapin est mort” me dit-elle sans se retourner.
J’avais le cœur comme un poisson rouge qui voit un mixer plonger dans son aquarium.

Chaussons et lumières, Jean-Pierre Aupetit



Photo : ©Torero & toro, Esther Aarts.

Emile est cordonnier depuis toujours dans cette petite ville du Sud. Hélas les temps changent et les clients se font rares. Les “talons minute” des galeries marchandes qui bordent les grandes surfaces ont capté une bonne partie de son travail et, il faut bien le dire, le soulier n’est plus ce qu’il était. Sans compter les nouveaux matériaux et la mode de ces horribles baskets, le métier périclite.

Un jour d’octobre maussade, alors qu’il écoutait le jeu des mille euros dont il était un fervent adepte, Emile reçut une étrange commande : il s’agissait de fabriquer une paire de chaussons d’un style particulier. Un dessin accompagnait la description technique, mais rien n’indiquait l’usage auquel on destinait ces étranges espadrilles. Le défi plut à notre cordonnier désœuvré et il prit son temps pour réaliser cette paire de chaussons. Il eut à cœur de montrer son savoir-faire, même si l’objet lui semblait quelque peu farfelu pour chausser une pointure de quarante-quatre. Il s’affaira quelque temps pour réaliser cette commande. Il n’y pensait déjà plus quand lui parvint par courrier une nouvelle demande, qui, cette fois-ci, concernait trois paires à l’identique de ces étranges ballerines. Le travail était bien payé, Emile se prit au jeu, les couleurs vives des tissus égayaient le petit atelier. Germaine, sa femme, remarqua à peine ces fanfreluches qui encombraient l’établi. Le vieux couple ne se parlait plus depuis longtemps. Chaque jour, à midi et à dix-neuf heures précises, Germaine passait la tête à la porte de la cuisine et lançait “ c’est prêt ”.

Les jours défilaient à l’identique. Emile n’avait pas de voiture, ne partait pas en vacances. Il n’avait jamais voyagé et ne connaissait que cette petite ville ou il était né. Il était d’une époque où la télévision, le rock et le téléphone portable n’existaient pas. Ses parents, avant de disparaître, l’avaient marié à Germaine, la fille du droguiste de la rue Droite. Emile n’avait plus d’amis ; ils étaient morts ou étaient partis vivre leur vie ailleurs. Néanmoins, il lui restait Ernesto, qui, de loin en loin, venait passer quelques heures auprès de son vieux copain ; mais autant Emile était casanier et ombrageux, autant Ernesto courrait par monts et par vaux, accaparé par la chasse, la pêche ou les champignons suivant la saison. Ils se voyaient donc peu.

Insensiblement, les affaires reprenaient, les commandes arrivaient maintenant régulièrement et Emile consacrait l’essentiel de son temps à la fabrication de ces chaussons dont il ignorait (n’étant pas curieux) encore l’usage. Un après midi pluvieux, alors qu’Emile posait une ébauche sur une forme, Ernesto, la barbe en broussaille, entra dans la boutique remplie d’effluves de cuir, de colle et de cirage.

- Le vent d’est ne vaut rien pour la pêche à la mouche, alors je me suis dit, s’il y en a un que je suis sûr de trouver aujourd’hui, c’est bien Emile.
- Comme tu vois, répondit le cordonnier.

Des rouleaux de tissus, jaune vif, rose, mauve, rouge, encombraient l’espace mesuré de l’atelier.

- Tu travailles pour le prochain carnaval ? plaisanta Ernesto.
- Non, regarde. Depuis quelque temps, je fabrique des ballerines.
- Ça par exemple, tu as déniché un sacré filon !
- Comment ?
- C’est formidable, tu fabriques des zapatillas ! Des escarpins pour toreros. Mais traditionnellement ils sont noirs, et toi tu les habilles de satin de couleurs vives. Qui t’a commandé ça ?

Emile se mit à chercher dans un tas de papiers dont l’ordonnancement devait tout au hasard. Il tira finalement deux feuilles d’un amoncellement de vieux journaux et de publicités.

- Regarde, j’ai retrouvé deux commandes.

Ernesto parcourut les documents et son visage s’éclaira d’un large sourire.

- Juan Bautista, Rafaelillo, ces deux toreros sont des stars, tu participes à une vraie révolution, la tauromachie est un art très codifié, changer la tradition, ça c’est un peu fort !


Devant Emile interloqué, Ernesto, une ballerine écarlate dans chaque main, mimait une série de naturelles, les yeux mi-clos en affichant un large sourire. Il s’arrêta soudain et fixa la vieille pendule Lion Noir dont les aiguilles semblaient se traîner mais qui néanmoins affichait une heure relativement juste.

- Déjà dix-neuf heures, je dois me sauver !

Au même moment, ponctuelle, Germaine lançait son sempiternel “ C’est prêt ! ”. Emile était rêveur devant son assiette de saucisses d’herbes et de pois cassés (une constante le mercredi). Il ne possédait guère plus d’imagination que de curiosité, mais maintenant il se remémorait les paroles de son ami : “ Ces toreros sont des stars ”.

Après ce repas silencieux, Germaine s’installa dans un fauteuil du salon, devant l’écran de télévision qui proposait une rediffusion d’un ancien Intervilles. Emile retourna dans son atelier et contempla longtemps les zapatillas. Maintenant il savait. Son travail n’était pas destiné à satisfaire les caprices d’un quelconque original, mais il s’offrait à des milliers de spectateurs lors de cérémonies païennes qui, pour l’instant, le dépassaient un peu. Les semaines suivantes, il reprit son ouvrage avec encore plus de soin et d’application.

Un beau jour, Ernesto franchit la porte de la boutique.

- Une chance mon vieux, prépare tes bagages pour le prochain week- end, je viens d’obtenir deux places de barrera pour la Feria des Vendanges.

Le jour venu, Emile attendait fin prêt devant le magasin. Ernesto arriva à l’heure précise au volant de sa vieille Simca 1000 bleue. Il n’avait jamais voulu changer de voiture, argumentant que le moteur arrière conférait à cette automobile une maniabilité qui convenait parfaitement aux petites routes de la région.

Ernesto jubilait, il fumait de petits cigarillos dont le cendrier était rempli. Il conduisait en parlant de taureaux, d’élevages, de lignées célèbres, de courses marquantes…
Emile écoutait distraitement en regardant le paysage défiler au rythme lent de la Simca. A l’approche de la grande ville, Ernesto s’animait de plus en plus tandis qu’Emile somnolait tranquillement, bercé par les paroles de son ami.

Ils trouvèrent facilement où stationner dans une petite rue connue d’Ernesto et les deux compères se dirigèrent vers un petit bar ou Ernesto semblait avoir ses habitudes. Sur un des azulejos d’un mur, on pouvait lire “ Aqui vive un torero ”. Après quelques anisettes, Emile avait renoncé à comprendre quoi que ce soit. L’endroit était décoré d’affiches, de photos de corridas et d’un mur semblait sortir la tête d’un impressionnant taureau naturalisé. Ce bar était à l’évidence un rendez-vous incontournable des aficionados et Ernesto, qui connaissait tout le monde, distribuait poignées de main et accolades. Les tournées se succédaient et il fut bientôt l’heure de se rendre aux arènes.

La foule se pressait aux abords du monument gallo-romain et Ernesto se disait que les places au marché noir atteignaient des sommes rondelettes. Installés à leur place de choix, les deux amis étaient au plus près du rond de sable inondé de soleil. Trois mille personnes garnissaient les gradins du vieux monument. Après quelques minutes d’attente, l’impeccable défilé du paseo capta les regards. Emile remarqua avec émotion qu’un torero foulait le sol, chaussé de ses splendides zapatillas roses. Ernesto commentait sans qu’Emile ne prête l’oreille à son débit surexcité.

- Le cavalier en noir c’est l’alguacil, les toreros portent leur cape d’apparat…

Après un tour de piste, le cortège coloré se retira.
Le silence se fit. Les trompettes résonnèrent, tous les yeux se fixèrent sur la porte rouge du toril qui venait de s’ouvrir. Le taureau sortit à petites foulées du sombre corridor, frémissant de retrouver l’air libre et la clarté.

- C’est un Miura, s’écria Ernesto, ces bêtes sont des monstres, imprévisibles et courageux.

Cornus, hauts sur pattes, longs, sept cents kilos de muscles aggripés au sol, ces taureaux sont incomparables et légendaires, vicieux diront certains.

Le torero s’avança au centre de l’arène, déployant sa cape rose et jaune. L’animal l’aperçut et se dirigea vers lui sans changer de pas. Mais il se retourna brusquement pour foncer sur le picador qui venait d’entrer en longeant la barrera.

Le contact fut si violent que la lance de bois se brisa comme un cure-dent. Le cheval fut soulevé de terre et retomba empêtré dans son lourd caparaçon. Le picador était resté coincé sous sa monture. Les peones accouraient de toutes parts pour éviter le pire, que le taureau se désintéressait déjà de ce tas informe d’où émergeaient deux bras et quatre pattes. Le premier tercio avait été très court. Le torero s’empara d’une paire de banderilles et appela le taureau à l’autre bout de l’arène. Juste devant Emile et Ernesto que leurs places de choix mettaient aux premières loges. L’animal avança en trottinant, droit sur l’homme qui l’attendait de face, levant bien haut les deux bâtons portants leur pointes. Le taureau chargea de près dans une accélération stupéfiante. A l’instant ou les banderilles se plantaient dans le cou du taureau, le torero reçut en pleine poitrine le formidable front de la bête. Il fut projeté en l’air et, avant qu’il ne retombe, le monstre l’avait embroché en plein vol. Dans la violence du choc, une des zapatillas du torero avait été projeté sur les genoux d’Emile qui, incrédule, avait assisté à l’horrible scène.

Une zapatilla rose tachée de sang.

Après un moment de stupeur, Emile tança tant et si bien son ami de partir sur-le-champ, qu’ils partirent sur-le-champ. Ernesto était un peu sonné, il ne fit même pas mine de protester un peu, il ne savait plus trop s’il pensait encore et suivit son ami.

Le chemin du retour fut silencieux, Emile tenait sur les genoux la zapatilla rose tachée de sang. Au moment où la route s’engageait dans les collines, le ciel s’assombrit et de grosses gouttes s’écrasèrent sur le pare-brise de la Simca 1000. Un épais rideau de pluie rendit la conduite plus difficile. Le va-et-vient des essuie-glace rythmait les kilomètres qui défilaient lentement. Un épisode cévenol, comme disent les météorologues. Ce n’est que vers le Villaret que la pluie cessa, et un étrange arc-en-ciel apparut avec une incroyable netteté par une trouée de nuage.

Ernesto stoppa sa voiture devant la boutique du cordonnier. Emile descendit sans dire un mot et entra chez lui.

Le lendemain, derrière la porte vitrée de l’atelier, on pouvait lire sur un carton : “ Fermeture définitive ”.