jeudi 5 novembre 2009

De Hugo Eluchard et Kevin Costner !

On n'avait pas de pain
et on allait pieds nus
Tels des loups ennoblis
par leur disparition
Dans une chambre abandonnée
Une chambre en échec
On s'endormait dix mille
On se réveillait cent.

Anonyme

Hommage à Raymond Queneau

Les cristaux de la ruche
tombent en chantonnant
Qu'importe les passions
dans les clartés du jour
Sur la gueule infiniment
où coule seule l'eau

Marie V.

Voulez-vous jouer avec nous ?

L'idée est de revisiter certains poèmes connus ou moins connus, et de les réécrire en négatif… à partir du contraire exact de chaque mot, verbe, adjectif, etc. Un travail de vocabulaire donc, où nous pouvons toutefois laisser libre cours à notre fantaisie.
On peut aussi prendre chez l'un ce qu'on ne rendra pas chez l'autre, et vice versa…

Ci-dessous une tentative, en hommage à Rimbaud :

"J'ai repoussé la nuit, refusé d'entendre les chants sournois des bas-fonds.
Partout le feu était vivant, hors de mon corps, mais palpable. Il suffisait d'y croire. Dans ma fuite lumineuse, j'ai éteint des souffles moribonds et glacés.
En me retournant, j'ai vu les dragons pleurer et s'assoupir."

A vous de jouer !

Marlen Sauvage

mardi 27 octobre 2009

Parler de l'exclusion, avec l'ETES de Marvejols


Une semaine non stop pour écrire sur la précarité, la pauvreté, l'exclusion, avec des étudiants de l'Ecole de travail éducatif et social de Marvejols (ETES). Le projet était mené par les Ateliers du déluge en association avec un artiste plasticien, Jean-Paul Delaitte, qui anima des ateliers de land art en alternance avec les ateliers d'écriture. Au final, une sélection de textes à dire, et de jolis carrés réalisés avec les matériaux de la nature.
©Benoît Poudevigne, Behran Mullon, Baptiste Pages

dimanche 13 septembre 2009

Les photos de la balade du 8 août !

Merci, Pauline, pour ces belles photos, souvenirs d'une balade riche en discussions !



Après La Roquette où nous accueillait Ludovic pour la pause déjeuner, ce fut la pause écriture à la Devèze, alimentée par les propos érudits de Lionel Dumarcet, historien, actuel propriétaire des lieux. Tous nos remerciements vont aussi à Danièle, sa compagne, pour son accueil chaleureux.

mercredi 2 septembre 2009

Poisson rouge, Jean-Pierre Aupetit


Photo©Fred SHOOT ME AGAIN

La ville commençait à nous peser et le Sud était attirant. Lola trouva facilement un poste intéressant. Dans un village, non loin de son travail, je dénichais une maison à louer. Je profitais des circonstances pour quitter mon emploi et bénéficier d’une période de chômage auquel je n’avais encore jamais goûté. Pour faire le point, disais-je.
J’avais pensé un temps cultiver un potager dans le jardin attenant à la maison, mais notre lapin noir et blanc y gambadait en liberté et le supermarché de la ville voisine proposait tous les légumes souhaités ; ce qui était plus sûr que de tenter de les faire pousser.
La terrasse d’un café débordait sur la place du village. Je passais ce début de printemps à lire sous un parasol jaune Lipton en attendant le retour de Lola.
Son nouveau travail lui prenait beaucoup de temps. Elle avait une grosse équipe et son poste avait été convoité par des gens du coin. Elle devait faire ses preuves et subissait un gros stress. Je veillais donc chaque soir à préparer un agréable repas dans une ambiance détendue. En fait, c’est surtout moi qui étais détendu.
Peu à peu, j’étendis mon rayon d’action et visitais la région. Je passais les rares après-midi pluvieux à la bibliothèque municipale. Je commençais à prendre goût à mon nouvel état de dilettante. Je parcourais les sinueuses routes de la région, le coude à la portière de ma grosse berline. Mon regard dessinait des trajectoires qui n’avaient rien d’automobile.
C’est sur le trottoir, devant la vitrine d’une enseigne “Motos, motocultures et tronçonneuses” qu’une belle Triumph Bonneville réchauffait ses chromes. Millésime 1968, peu de kilomètres, elle était à vendre. Six cent cinquante centimètres cubes de plaisirs à l’anglaise.
Le lendemain, la moto trônait dans le jardin, devant la porte. Lola jeta un regard à la machine. “ Amuse-toi bien” me dit-elle, et elle partit se coucher. Il commençait à y avoir un décalage assez net entre elle et moi. Je n’y pouvais rien. Je me sentais déjà dans un état de vacuité fort avancé.
Les routes de Lozère convenaient à merveille à la belle Triumph. J’adoptais un rythme de conduite cool qui correspondait bien à l’esprit de cette moto : pas une machine à rouler, mais plutôt un engin à ressentir l’environnement. Bref, je me sentais très bien. Je retrouvais le plaisir simple de rouler au hasard et j’oubliais parfois l’heure de rentrer. Je sentais Lola jalouse de mon plaisir, je n’étais pas envieux de son travail. Ma présence à ses côtés devenait, disait-elle, plus une provocation qu’un soutien. Plein de compassion, mais sans culpabilité, je décidai alors de continuer à prendre du recul.
Je serrais un maigre bagage à l’arrière de la Triumph – duvet, petite tente et quelques vêtements – et mis le cap sur l’Atlantique. Le ciel affichait un bleu pur et je chantais sous mon casque. La route dessinait de belles courbes et parfois mes bottes léchaient le bitume. Je n’avais pas perdu la main. Le moteur ronronnait d’aise et n’avouait pas ses vingt ans. J’avais moi aussi je crois, ce jour-là, vingt ans, vingt ans de moins.
La côte approchait, toutes les routes menaient à l’océan. J’avais roulé toute la journée et je ne ressentais aucune fatigue.
J’étais arrivé sur un vague parking presque vide, au bord de la plage. Le ciel se teintait de rose. Un cabanon tout proche proposait des grillades. Quelques tables sous un auvent de canisses.
J’étais le seul client de ce lieu du bout du monde. Les gambas que je commandais étaient sans doute les meilleures que j’eusse jamais mangées. Même le vin rosé je le trouvais bon. Quelques tentes étaient plantées à l’abri de la dune. “ Ce n’est pas vraiment un camping”, me dit la patronne, “mais vous pouvez planter votre tente, il y a une douche et un wc à l’arrière du restaurant.” Elle assurait ainsi sa clientèle de fin de saison et c’était plutôt sympa. J’avais monté mon petit dôme vert dans un coin tranquille à deux pas de la plage. Le bruit du ressac berçait mes rêves. Je passais mes après-midi sur le sable en compagnie des quelques livres que j’avais emportés.
Ce jour là j’avais un œil sur le “Vendredi” de Tournier et l’autre dans le ciel, qui suivait les évolutions d’un cerf-volant rouge avec à sa traîne un long ruban qui claquait au vent. De dos, une fille en maillot de bain, rouge également, contrôlait avec dextérité le vol de l’engin. L’image était belle, j’aurais presque regretté de n’avoir pas emporté un appareil photo. A la suite d’un piqué impressionnant, le cerf-volant frôla d’une aile le sol et échappa au pilote après une grosse cabriole. Le grand triangle de toile s’immobilisa sur le sable. La fille au maillot rouge avait les cheveux noirs. Elle enroulait d’un geste sûr les longs fils qui permettaient le pilotage, puis replia le ruban. Belle silhouette sur la plage déserte, elle marchait dans la lumière de fin de journée, son bel oiseau sous le bras. Elle devait passer près de moi pour rejoindre le chemin qui menait au parking. Quand elle fut à portée de voix, “bravo”, je lui dis, “ vous dessinez de belles lignes dans le ciel”. “ Merci, répondit-elle avec le sourire, mais ça n’est pas si difficile.”
“J’aimerais bien essayer de jouer avec le vent, je reviens demain, vous lisez Tournier ? Celui-là je le relis une fois par an, vous pouvez l’empoter, j’en ai d’autres. “
“Merci, à demain.”

Et elle disparut derrière la dune. Un soleil rouge plongeait dans l’océan et j’éprouvais quelque chose qui ressemblait au bonheur. Le lendemain, je commençais la journée par une promenade à moto le long de la côte, le premier village était à une quinzaine de kilomètres, une alignée de boutiques dont la moitié étaient fermées. J’achetais quelques cartes postales. J’en envoyais une à Lola. Je parcourais la presse devant un plat de moules frites aussi gai que l’actualité. Ma moto brillait sous le soleil de midi, beige et mauve, ses couleurs d’origine que j’avais ravivées au polish.
J’arrivais tôt sur la plage en compagnie des “Mots” de Sartre. Assez peu concentré sur ma lecture, je fermais les yeux un instant.
“Le lézard va se transformer en homard.”
C’était elle, j’avais du m’assoupir.
“Je vous ais vu passer ce matin en moto.”
“Je ne connais pas votre prénom, moi c’est Sam.”
“Enchantée, on m’appelle Mad , en route pour la voltige.”
“En fait, le cerf-volant je connais. J’en ai même cassé plusieurs avant d’être accroché à un delta-plane avec lequel je me suis fait peur. Maintenant j’aime autant rester au sol pour jouer avec les caprices des vents.”

J’étais contre son dos, mes mains sur ses mains pour sentir la tension dans les fils et diriger le bel oiseau rouge. Je lui déposai doucement un baiser derrière l’oreille. Un surfer jouait sur les rouleaux. Elle se dégagea doucement en me laissant les commandes. Je commis volontairement quelques maladresses que je rattrapais de justesse. “C’est pas mal pour un débutant”, dit-elle.

Le vent faiblit doucement, il devenait difficile de maintenir en l’air le cerf-volant. Il faisait encore chaud et je proposai une promenade à moto. Son Austin était garée à coté de la Triumph. Elle enfila un jean et un T-shirt marqué No Way. Elle me plaisait. Comme je n’avais qu’un seul casque, nous décidâmes de rouler les cheveux au vent.

Elle louait avec un couple d’amis une maison dans le village ou j’étais allé le matin même. Elle m’invitait à les rencontrer car, dans deux jours, les vacances seraient terminées. La route louvoyait le long des dunes. Mad se serrait contre moi et je roulais doucement pour prolonger le plaisir. La maison, a demi cachée par une haie de tamaris, était au coin d’une petite rue qui menait à la plage. Ses amis Fred et Sally étaient installés autour d’un apéritif à l’ombre d’un pin maritime. Une fois la moto sur sa béquille, Mad me prit par la main et me présenta. “Voilà Sam, un gentil motard.”

Fred et Sally étaient jeunes et blonds. Deux planches de surf étaient appuyées contre le mur. “Salut ! Asseyez-vous. Je vous sers un punch ?”.

Mad était allée chercher des olives à la cuisine. La conversation roulait sur la moto, la mer, la nature. Ils s’étaient rencontrés tous les trois dans la boîte où ils bossaient, un truc informatique de création de sites. Ce que je faisais, moi ? Rien pour l’instant, j’essayais d’écrire, un peu. Mad avait posé la main sur ma cuisse et on buvait des petits punchs. “J’allume le barbecue pour les grillades, tu reste avec nous bien sûr ?”

Je n’avais évidemment aucune raison de refuser. L’air était doux et les premières étoiles s’allumaient dans un ciel clair. Je me sentais tout simplement bien. La soirée s’étirait agréablement jusque tard dans la nuit.
“Je te garde avec moi ”, me dit Mad, “ je ne vais pas te laisser partir seul dans la nuit. ” Elle riait en me regardant.
Fred et Sally partirent se coucher, les bougies, sur la table, s’éteignaient une à une et nous restâmes un moment sans parler, à regarder les étoiles. Puis Mad m’entraîna dans la maison endormie.
Le soleil qui filtrait à travers les volets de la chambre nous réveilla doucement, très doucement. Une agréable odeur de café montait de la cuisine et tout était calme. Dehors, un mot sur la table.
“Difficile de résister à de si beaux rouleaux, il y a des crabes et de la salade dans le frigo.”
Il était plus de midi, une brise venait de la mer, l’été n’était pas fini et Mad était belle. Je savais que tout cela n’était qu’un moment précieux et que demain elle partirait. De quoi toucher du doigt quelque chose de l’ordre de la mélancolie. Il faisait beau et chaud. J’ai allumé le feu dans le barbecue avec des pommes de pin et ils sont arrivés, ruisselants, leur planche sous le bras.
“Les vagues étaient géniales ce matin !”
Ils étaient beaux dans le soleil. Tout le monde avait faim et le repas se prolongea dans la quiétude de l’après-midi. Mad devait récupérer sa voiture, je l’invitai donc à rentrer avec moi.
Nous savions tous les deux que cette soirée était la dernière que nous passerions ensemble. Je roulais doucement sur la route de la côte. Quelques petits nuages blancs bourgeonnaient dans le bleu du ciel. Nous arrivâmes au parking.
Elle descendit de la moto, ouvrit la porte de sa voiture, chercha dans la boîte à gants et revint vers moi un stylo à la main. Elle inscrivit un numéro de téléphone dans ma paume droite et m’embrassa.
J’étais toujours assis sur la Triumph quand son Austin démarra.
Un couple de Hollandais prenait l’apéro au bar du cabanon. Je me joignis à eux. Ils parcouraient l’Europe en tandem et, le pastis aidant, nous terminâmes la soirée devant une paella aux fruits de mer. Nous étions les derniers occupants du lieu. Ce n’est que tard dans la nuit que nous rejoignîmes, d’un pas mal assuré, nos tentes respectives.
Le lendemain, le soleil était déjà haut dans le ciel quand je sortis de mon duvet. Le coin était maintenant désert et je décidais de rentrer.
Concentré sur la route, j’avais la tête un peu vide, je voulais arriver avant la nuit, l’éclairage n’étant pas le point fort de ma monture. Les kilomètres défilaient rapidement. Il faisait encore beau et c’est dans le pourpre du couchant que j’arrivais à la maison.
Moto béquillée dans la cour, je quittais gants et casque. Mon regard se posa sur ma paume droite où il ne restait plus qu’une trace illisible. Je me sentis soudain très fatigué. Il y avait de la lumière dans le salon, je poussais la porte entrouverte. Lola fumait en regardant les infos à la télé.
“Le lapin est mort” me dit-elle sans se retourner.
J’avais le cœur comme un poisson rouge qui voit un mixer plonger dans son aquarium.

Chaussons et lumières, Jean-Pierre Aupetit



Photo : ©Torero & toro, Esther Aarts.

Emile est cordonnier depuis toujours dans cette petite ville du Sud. Hélas les temps changent et les clients se font rares. Les “talons minute” des galeries marchandes qui bordent les grandes surfaces ont capté une bonne partie de son travail et, il faut bien le dire, le soulier n’est plus ce qu’il était. Sans compter les nouveaux matériaux et la mode de ces horribles baskets, le métier périclite.

Un jour d’octobre maussade, alors qu’il écoutait le jeu des mille euros dont il était un fervent adepte, Emile reçut une étrange commande : il s’agissait de fabriquer une paire de chaussons d’un style particulier. Un dessin accompagnait la description technique, mais rien n’indiquait l’usage auquel on destinait ces étranges espadrilles. Le défi plut à notre cordonnier désœuvré et il prit son temps pour réaliser cette paire de chaussons. Il eut à cœur de montrer son savoir-faire, même si l’objet lui semblait quelque peu farfelu pour chausser une pointure de quarante-quatre. Il s’affaira quelque temps pour réaliser cette commande. Il n’y pensait déjà plus quand lui parvint par courrier une nouvelle demande, qui, cette fois-ci, concernait trois paires à l’identique de ces étranges ballerines. Le travail était bien payé, Emile se prit au jeu, les couleurs vives des tissus égayaient le petit atelier. Germaine, sa femme, remarqua à peine ces fanfreluches qui encombraient l’établi. Le vieux couple ne se parlait plus depuis longtemps. Chaque jour, à midi et à dix-neuf heures précises, Germaine passait la tête à la porte de la cuisine et lançait “ c’est prêt ”.

Les jours défilaient à l’identique. Emile n’avait pas de voiture, ne partait pas en vacances. Il n’avait jamais voyagé et ne connaissait que cette petite ville ou il était né. Il était d’une époque où la télévision, le rock et le téléphone portable n’existaient pas. Ses parents, avant de disparaître, l’avaient marié à Germaine, la fille du droguiste de la rue Droite. Emile n’avait plus d’amis ; ils étaient morts ou étaient partis vivre leur vie ailleurs. Néanmoins, il lui restait Ernesto, qui, de loin en loin, venait passer quelques heures auprès de son vieux copain ; mais autant Emile était casanier et ombrageux, autant Ernesto courrait par monts et par vaux, accaparé par la chasse, la pêche ou les champignons suivant la saison. Ils se voyaient donc peu.

Insensiblement, les affaires reprenaient, les commandes arrivaient maintenant régulièrement et Emile consacrait l’essentiel de son temps à la fabrication de ces chaussons dont il ignorait (n’étant pas curieux) encore l’usage. Un après midi pluvieux, alors qu’Emile posait une ébauche sur une forme, Ernesto, la barbe en broussaille, entra dans la boutique remplie d’effluves de cuir, de colle et de cirage.

- Le vent d’est ne vaut rien pour la pêche à la mouche, alors je me suis dit, s’il y en a un que je suis sûr de trouver aujourd’hui, c’est bien Emile.
- Comme tu vois, répondit le cordonnier.

Des rouleaux de tissus, jaune vif, rose, mauve, rouge, encombraient l’espace mesuré de l’atelier.

- Tu travailles pour le prochain carnaval ? plaisanta Ernesto.
- Non, regarde. Depuis quelque temps, je fabrique des ballerines.
- Ça par exemple, tu as déniché un sacré filon !
- Comment ?
- C’est formidable, tu fabriques des zapatillas ! Des escarpins pour toreros. Mais traditionnellement ils sont noirs, et toi tu les habilles de satin de couleurs vives. Qui t’a commandé ça ?

Emile se mit à chercher dans un tas de papiers dont l’ordonnancement devait tout au hasard. Il tira finalement deux feuilles d’un amoncellement de vieux journaux et de publicités.

- Regarde, j’ai retrouvé deux commandes.

Ernesto parcourut les documents et son visage s’éclaira d’un large sourire.

- Juan Bautista, Rafaelillo, ces deux toreros sont des stars, tu participes à une vraie révolution, la tauromachie est un art très codifié, changer la tradition, ça c’est un peu fort !


Devant Emile interloqué, Ernesto, une ballerine écarlate dans chaque main, mimait une série de naturelles, les yeux mi-clos en affichant un large sourire. Il s’arrêta soudain et fixa la vieille pendule Lion Noir dont les aiguilles semblaient se traîner mais qui néanmoins affichait une heure relativement juste.

- Déjà dix-neuf heures, je dois me sauver !

Au même moment, ponctuelle, Germaine lançait son sempiternel “ C’est prêt ! ”. Emile était rêveur devant son assiette de saucisses d’herbes et de pois cassés (une constante le mercredi). Il ne possédait guère plus d’imagination que de curiosité, mais maintenant il se remémorait les paroles de son ami : “ Ces toreros sont des stars ”.

Après ce repas silencieux, Germaine s’installa dans un fauteuil du salon, devant l’écran de télévision qui proposait une rediffusion d’un ancien Intervilles. Emile retourna dans son atelier et contempla longtemps les zapatillas. Maintenant il savait. Son travail n’était pas destiné à satisfaire les caprices d’un quelconque original, mais il s’offrait à des milliers de spectateurs lors de cérémonies païennes qui, pour l’instant, le dépassaient un peu. Les semaines suivantes, il reprit son ouvrage avec encore plus de soin et d’application.

Un beau jour, Ernesto franchit la porte de la boutique.

- Une chance mon vieux, prépare tes bagages pour le prochain week- end, je viens d’obtenir deux places de barrera pour la Feria des Vendanges.

Le jour venu, Emile attendait fin prêt devant le magasin. Ernesto arriva à l’heure précise au volant de sa vieille Simca 1000 bleue. Il n’avait jamais voulu changer de voiture, argumentant que le moteur arrière conférait à cette automobile une maniabilité qui convenait parfaitement aux petites routes de la région.

Ernesto jubilait, il fumait de petits cigarillos dont le cendrier était rempli. Il conduisait en parlant de taureaux, d’élevages, de lignées célèbres, de courses marquantes…
Emile écoutait distraitement en regardant le paysage défiler au rythme lent de la Simca. A l’approche de la grande ville, Ernesto s’animait de plus en plus tandis qu’Emile somnolait tranquillement, bercé par les paroles de son ami.

Ils trouvèrent facilement où stationner dans une petite rue connue d’Ernesto et les deux compères se dirigèrent vers un petit bar ou Ernesto semblait avoir ses habitudes. Sur un des azulejos d’un mur, on pouvait lire “ Aqui vive un torero ”. Après quelques anisettes, Emile avait renoncé à comprendre quoi que ce soit. L’endroit était décoré d’affiches, de photos de corridas et d’un mur semblait sortir la tête d’un impressionnant taureau naturalisé. Ce bar était à l’évidence un rendez-vous incontournable des aficionados et Ernesto, qui connaissait tout le monde, distribuait poignées de main et accolades. Les tournées se succédaient et il fut bientôt l’heure de se rendre aux arènes.

La foule se pressait aux abords du monument gallo-romain et Ernesto se disait que les places au marché noir atteignaient des sommes rondelettes. Installés à leur place de choix, les deux amis étaient au plus près du rond de sable inondé de soleil. Trois mille personnes garnissaient les gradins du vieux monument. Après quelques minutes d’attente, l’impeccable défilé du paseo capta les regards. Emile remarqua avec émotion qu’un torero foulait le sol, chaussé de ses splendides zapatillas roses. Ernesto commentait sans qu’Emile ne prête l’oreille à son débit surexcité.

- Le cavalier en noir c’est l’alguacil, les toreros portent leur cape d’apparat…

Après un tour de piste, le cortège coloré se retira.
Le silence se fit. Les trompettes résonnèrent, tous les yeux se fixèrent sur la porte rouge du toril qui venait de s’ouvrir. Le taureau sortit à petites foulées du sombre corridor, frémissant de retrouver l’air libre et la clarté.

- C’est un Miura, s’écria Ernesto, ces bêtes sont des monstres, imprévisibles et courageux.

Cornus, hauts sur pattes, longs, sept cents kilos de muscles aggripés au sol, ces taureaux sont incomparables et légendaires, vicieux diront certains.

Le torero s’avança au centre de l’arène, déployant sa cape rose et jaune. L’animal l’aperçut et se dirigea vers lui sans changer de pas. Mais il se retourna brusquement pour foncer sur le picador qui venait d’entrer en longeant la barrera.

Le contact fut si violent que la lance de bois se brisa comme un cure-dent. Le cheval fut soulevé de terre et retomba empêtré dans son lourd caparaçon. Le picador était resté coincé sous sa monture. Les peones accouraient de toutes parts pour éviter le pire, que le taureau se désintéressait déjà de ce tas informe d’où émergeaient deux bras et quatre pattes. Le premier tercio avait été très court. Le torero s’empara d’une paire de banderilles et appela le taureau à l’autre bout de l’arène. Juste devant Emile et Ernesto que leurs places de choix mettaient aux premières loges. L’animal avança en trottinant, droit sur l’homme qui l’attendait de face, levant bien haut les deux bâtons portants leur pointes. Le taureau chargea de près dans une accélération stupéfiante. A l’instant ou les banderilles se plantaient dans le cou du taureau, le torero reçut en pleine poitrine le formidable front de la bête. Il fut projeté en l’air et, avant qu’il ne retombe, le monstre l’avait embroché en plein vol. Dans la violence du choc, une des zapatillas du torero avait été projeté sur les genoux d’Emile qui, incrédule, avait assisté à l’horrible scène.

Une zapatilla rose tachée de sang.

Après un moment de stupeur, Emile tança tant et si bien son ami de partir sur-le-champ, qu’ils partirent sur-le-champ. Ernesto était un peu sonné, il ne fit même pas mine de protester un peu, il ne savait plus trop s’il pensait encore et suivit son ami.

Le chemin du retour fut silencieux, Emile tenait sur les genoux la zapatilla rose tachée de sang. Au moment où la route s’engageait dans les collines, le ciel s’assombrit et de grosses gouttes s’écrasèrent sur le pare-brise de la Simca 1000. Un épais rideau de pluie rendit la conduite plus difficile. Le va-et-vient des essuie-glace rythmait les kilomètres qui défilaient lentement. Un épisode cévenol, comme disent les météorologues. Ce n’est que vers le Villaret que la pluie cessa, et un étrange arc-en-ciel apparut avec une incroyable netteté par une trouée de nuage.

Ernesto stoppa sa voiture devant la boutique du cordonnier. Emile descendit sans dire un mot et entra chez lui.

Le lendemain, derrière la porte vitrée de l’atelier, on pouvait lire sur un carton : “ Fermeture définitive ”.

jeudi 27 août 2009

La meute, Pierre Sève



Photo : Filou30

Oreste Pourrier de Mollon continua de tripoter son stylo Mont Blanc et reporta son attention vers son interlocuteur, interlocuteur qu’il aurait souhaité voir ailleurs, voire pas du tout. Mais voilà : Monsieur le Préfet l’avait chargé en tant que sous-chef de cabinet aux affaires discrètes de recevoir l’individu rustre et suant qu’il avait de l’autre côté de son bureau et dont il avait compulsé le dossier des RG avant de l’accueillir avec cette politesse apprise à l’ENA, lisse et légèrement glacée, qu’on réserve aux gens du commun. L’homme, la cinquantaine couperosée, les cheveux poivre et sel coupés ras surmontant de quelques centimètres de petits yeux étrangement rapprochés ne savait pas trop quoi faire de ses grosses mains aux doigts plats et courts, aux ongles incertains et repliait ses jambes l’une sur l’autre pour la dixième fois depuis le début de l’entretien. Son discours allait de pair avec son maintien gauche et décousu :

- « Voyez-vous, Monsieur, c’est comme je vous le dis depuis dix minutes, ça peut plus durer… les gens en ont marre et ça fait des années… on vous a écrit des lettres et des pétitions sans résultat à ce jour, sauf votre respect… c’est bien beau les lois, mais c’est long et coûteux…
on ne sait plus et nous on voudrait bien trouver le moyen de savoir quoi faire pour chasser cette vermine qui… qui… (il respirait de plus en plus bruyamment) que à laquelle on cause
pas et qu’on n’en veut plus dans le pays… voilà ! on n’en veut plus ! on n’en veut pas ! on n’en a jamais voulu ! faut qu’y partent…

Il s’interrompit enfin visiblement autant à court d’idées que de souffle ce qui permit à Monsieur le sous-chef de cabinet de recadrer avec la prudence et le doigté de rigueur le cours de cette divagation préliminaire dont on ne pouvait mettre en doute ni la sournoiserie pataude ni la détermination. Le tout s’annonçait de bon aloi pour le problème à l’ordre de cette entrevue… restait à mettre au point les détails… Oreste Pourrier toussota, rectifia machinalement son nœud de cravate, joignit les mains et fixa son interlocuteur comme s’il contemplait avec une curiosité pleine d’indulgence un poisson rouge dans son bocal :

- Reconsidérons les choses dès maintenant si vous le voulez bien, Monsieur le Maire. Tout d’abord il est souhaité en haut lieu que cette rencontre d’aujourd’hui n’ait jamais eu lieu et j’ai déjà, j’en suis sûr, votre parole d‘élu sur ce point dont l’importance ne vous échappera pas compte tenu des circonstances. La seule chose dont je puisse vous assurer, c’est que l’appréciation de votre indéfectible dévouement en l’affaire qui nous occupe vous attachera comme il se doit une juste reconnaissance des autorités. Votre écharpe de Maire ne restera pas bien longtemps orpheline et un joli ruban ne devrait pas tarder à la faire se sentir moins seule si vous me comprenez bien… mais venons en au fait : vous avez découvert comme moi la déconvenue fracassante des forces de l’ordre dont se sont fait écho les journaux… quarante gendarmes prêtant main-forte à un bulldozer venu raser un lieu de mémoire de la Résistance, cimetière compris, ça fait mauvais effet, très mauvais effet, surtout pour en fin de compte mettre la main sur un routard même pas en situation irrégulière simplement venu faire étape dans une ruine pour y dormir une nuit… triste bilan ! vous en conviendrez…

- Pour sûr, Monsieur le secrétaire, ah ça pour sûr…

- Il nous est donc apparu qu’il nous fallait changer notre fusil d’épaule si je puis dire et j’ai sous les yeux une note interne des plus confidentielles qui nous suggère la nouvelle marche à suivre dans la lutte à mener contre cette gangrène que constitue la prolifération des habitats sauvages dans nos belles collines et c’est là, Mr Munot, que des gens de votre qualité peuvent jouer un rôle déterminant aux côtés de l’État. Vous agirez donc en sous-main mais vous aurez les mains libres, je puis vous l’assurer, si vous agissez avec la mesure et le discernement nécessaires…. Voyez-vous, les photos prises discrètement par votre grand fils Alphonse, que vous nous avez fait parvenir par l’un de vos nombreux courriers ont retenu toute notre attention ; ces « cabanes » comme ils les appellent nous ont semblé bien vulnérables… bien au-delà de leur non-existence légale… et c’est de cette non-existence qu’il nous faudra jouer désormais selon le principe que quelque chose qui n’existe pas ne peut pas avoir été victime de quelque destruction que ce soit au plan juridique et… tant qu’il y a pas mort d’homme… les accidents peuvent accidentellement se reproduire… sans que cela ne rameute les journaux. Tous les jours que Dieu fait, ils auront bien d’autres chats écrasés à fouetter, nous y veillerons…

Il s’aménagea une pause et reprit le fil de son discours sur le ton qui convenait pour conclure.

- Monsieur le Maire, maintenant que nous approchons de la fin de cette entrevue, je voudrais m’assurer que nous nous sommes bien compris, avant que l’huissier ne vous reconduise.
Il regarda élégamment sa montre, recommença un instant à manipuler son Mont Blanc tout
en considérant les en-têtes des dossiers qui l’attendaient pour le reste de la matinée. Le silence de son interlocuteur se prolongeant, il finit par reposer son stylo et se leva avec la lenteur protocolaire qui convenait pour mettre fin à tout ça. Le poisson était ferré. Le visage de Munot se détendit et laissa enfin sourdre la lueur de ruse furtive que Pourrier attendait.

- Si je comprends bien, dit-il en quittant son siège, d’ici la fin de l’automne, Monsieur le Secrétaire, nous n’aurons pas le feu vert, mais on n’aura pas de feu rouge non plus.

Pourrier de Mollon demeura muet jusqu'à ce qu’ils aient atteint la porte et pressa le bouton
qui la libéra avec un claquement sec !

- On ne saurait mieux dire Monsieur Munot on ne saurait mieux dire, le congédia-t-il en s’inclinant imperceptiblement déjà satisfait à l’idée qu’il ne fut plus là.

C’était bien la dixième journée de chaleur anormale sur la vallée en cette fin d’automne. Le vent du sud avait repoussé les feuilles mortes à l’assaut de l’escarpement parmi les taillis et les châtaigniers jusqu'à les avoir ce matin-là amoncelées dans la cour de la ferme où s’étaient garés les C.15 et les 4X4 venus prêter main forte. Le ciel était limpide. Le café fumait dans les tasses à côté des petits verres de goutte déjà reremplis, échauffant à point nommé ce mélange de calme et d’excitation qui précède toujours chez les hommes d’action l’accomplissement de grandes choses. Ils étaient là huit autour de la table où les treillis et les casquettes de surplus militaires dominaient. On était parvenu à calmer le Jeannot et à le convaincre de laisser son fusil et sa cartouchière dans son coffre en échange des cisailles à grillage qu’il avait posées bravement sur la table avec un air de défi. Il voulait en découdre.

Ils était maintenant à l’extrémité de la grange attenante à la maison, groupés le long du muret où s’ouvrait la magnifique vue sur la vallée dont jouissait le propriétaire des lieux. Monsieur le Maire qui pêchait ses références sur Internet appelait ça son « nid d’aigle » et le fait qu’il dominait ainsi tout le village là-bas au loin signait, pensait-il, son destin de premier notable de
la commune. Tous les malvotants pouvaient bien l’appeler « imbudéconausore » il s’en fichait. Là il attendait l’heure H suspendu au coup de fil de son Alphonse qu’il avait envoyé dès le petit matin sur le versant d’en face avec des jumelles et un portable.
L’appel arriva enfin signalé par les premières mesures de l’Hymne à la joie, (encore une idiotie de sa fille aînée) auxquelles il coupa le sifflet aussitôt.

- Allo… alors… bon… t’es sûr… reste là-bas… on en aura pas pour long !

Il mit fin à la communication, remit son appareil dans la poche à rabat de sa veste de camouflage et se tourna vers ses hommes :

- ça y est, … les indiens sont partis bosser… tous, semble-t-il… Alphonse les a comptés…on va les renvoyer ramasser les mégots en ville, ces animaux là… allez ! têtes hautes ! collines propres ! et pas un bruit !...

La petite troupe disparut, engagée avec précaution dans la pente, devinant le sentier sinueux abandonné depuis des lustres encombré de ronces qui les mènerait en contrebas aux abords des cabanes. Ils ne disaient mot se relayant juste pour porter les bidons dont ils s’étaient chargés. A un moment, ils buttèrent sur les tuyaux noirs d’un captage dont Jeannot se chargea aussitôt avec ses cisailles et une ardeur qu’on ne lui connaissait pas :

- Y manquerait plus qu’ils aient encore de l’eau après ça ! claironna-t-il.
- Bien dit, Munot, mais concentre-toi et ferme-là ! On sera bientôt sur l’objectif.

Ils étaient maintenant tout près, à peine à deux cents mètres à vol d’oiseau sous la ferme et les cabanes étaient là à un jet de caillou. Ils s’immobilisèrent comme suspendus au silence et puis par gestes se séparèrent selon le plan prévu : le premier groupe n’irait pas plus loin tandis que le second s’occuperait de l’autre bicoque dont on apercevait le toit tout proche… dans dix minutes tout serait fini. Un peu fébriles, Munot et ses trois sbires investirent leur cible et commencèrent à rassembler contre la maison tout ce qui se trouvait disposé au dehors.

Poussé par la curiosité, Monsieur le Maire entra inspecter les lieux et fut surpris de ne pas y trouver le désordre « bohémien » auquel il s’attendait : un lit surélevé par un cadre de bois,
une longue table avec des bancs, un hamac, dans l’angle à gauche un poêle « turbo », au fond une cheminée attenante à un coin douche à même l’âtre… des étagères avec des livres, des disques… une radio lecteur de CD sans doute alimentée par le panneau solaire qu’il avait remarqué au dessus de la porte avant d’entrer… des tableaux aux murs de bois jointé… un évier sculpté avec une vaisselle faite… une baie vitrée à petit carreaux s’ouvrant plein sud devant laquelle séchait du linge… un frigo à gaz de camping… Il finit par se sentir un peu mal
à l’aise dans ce lieu où habitaient ces gens qu’il n’aimait pas, qu’il ne regardait ni ne saluait jamais par principe. L’idée qu’il faisait une connerie l’effleura mais l’irruption du Jeannot qui achevait de vider son bidon sur tout ce qui se trouvait à sa portée le ramena sur terre.

- Faut y aller chef ! le deuxième groupe se ramène… ça veut dire que l’autre cabane flambe déjà… c’est à vous maintenant, y a pas de temps à perdre ! dit-il en le tirant par la manche. Il en ressortit un peu aveuglé par la lumière du dehors et aperçut là-bas sur sa droite la colonne de fumée qui commençait à s’élever dans la pâleur du ciel.

Il chancela, s’abîma une seconde qui lui parut un siècle dans la contemplation de ses rangers et finit par relever les yeux croisant les regards apoplectiques du commando de branquignoles qu’il avait lui-même rameuté… Ils attendaient, dans l’air comme transformé en plomb seulement troué par les crépitements venant de l’autre cabane… d’un coup il se sentit anéanti par tant de bêtise, mais une fierté absurde le fit se tourner vers la maison. Il craqua une allumette et la lança sur le tas qui prit feu instantanément. Avec le vent qui se levait la colline ne fût bientôt plus qu’une torche ascendante avec la ferme au-dessus en point de mire.

Le lendemain, on put lire dans le « Sud Libéré » cet entrefilet :
« Un incendie d’origine inexpliquée a ravagé hier deux ‘cabanes’ et la maison du Maire de St-Paussoles-les-Gardons. L’édile n’écoutant que son courage et épaulé par quelques-uns de ses administrés venus en renfort n’a rien pu faire pour circonscrire le sinistre avant l’arrivée des soldats du feu. »

Juin 2009

Mon petit tas de pierres, Elia



Photo : DR

C’est le soir, une nuit d’orage.
Le tonnerre éclate au lointain, les éclairs fusent en brûlots incandescents dans le noir. Une pluie diluvienne s’abat sourdement contre la porte d’entrée.
Dehors, la bourrasque tournoie, s’apaise par moments et revient à la charge en vagues saccadées.
Le vent rugit, trépigne, s’infiltre en sifflant entre les pierres disjointes des vieux murs.
Sur le toit, les lauzes s’ébranlent mais résistent…
L’immense frêne, gardien des lieux, plie, gémit, se redresse, se cambre et se laisse emporter au pas de cette valse lancinante.

Les éléments se déchaînent… C’est une belle tempête, comme je les aime !
La chevêche s’est blottie dans le fenestrou, mon chien s’est réfugié dans l’alcôve. La voûte pleure en une myriade de stalactites qui gouttent et s’étalent en flaque au pied de la cheminée de guingois…
Assise à même le sol, sur les dalles tiédies par la chaleur de l’âtre, j’écris à la lueur d’une bougie… Il n’y a pas âme qui vive à la Retournade et je me sens bien, à l’abri dans ma petite maison de pierres.
Le temps s’est figé dans l’immensité cacophonique de ce désert de calcaire et je frissonne d’un plaisir égoïste… La solitude, quel bonheur !


Mon clapassou, mon petit tas de pierres, ma maison…

Dans la nuit, Elia



Photo : ©Adri
http://www.flickr.com/photos/otge/

Dans la nuit, le Causse soupire,il semble, non, il jouit avec la lune au sein du chaos de pierrailles qui se meut en vagues minérales à l’infini.
Les cheveux d’ange ondulent sous la caresse du vent.
Matin et soir, sac et ressac de tendresse planent au-dessus des herbes sèches.
Les lauzes, brûlées par le soleil, s’étalent lascivement sur l’échine de la voûte céleste.
A l’infini, les ventres nuageux sucent l’ocre du calcaire : je ferme les yeux au chemin de tes pas.

J’ai rêvé du néant, rompu les chaînes du quotidien et frissonné au passage aérien de l’apollon… Plaisir irréel d’un autre monde ce jour-là : le ciel était mauve, zébré de bleu électrique. Je me suis enfouie lascivement dans les entrailles de l’aven.
Mes pensées valsaient en zone interdite tout au fond de ton monde souterrain et la terre dégustait les mots que je te destinais…

Je n’oublierai jamais. Toi, tu as poursuivi ta route, le regard dans les étoiles et je me suis endormie, dans ce paysage, où seules les pierres pensent..

A l’oreille du Causse, Elia




En cette fin de journée, les grillons stridulent, s’époumonent à retenir le soleil.
Les oiseaux pépient, s’interpellent pour observer un silence consterné au passage sonore et métallique d’un avion.
Le temps s’arrête à l’écho des moteurs qui résonnent lourdement dans la moiteur des rares nuages.
Soudain, l’appel d’un bruant jaune, aigu, ponctué, régulier, reprend le ballet mélodieux auquel se joignent gaillardement tous ses congénères. Les mouches bourdonnent, vrombissent en quête d’une nourriture sucrée dans le léger sifflement de l’air où se décalquent les murmures lointains d’une conversation – un volet claque – des pierres gémissent sous les roues d’une voiture qui arrive…
Les sons se massifient lentement dans l’immensité calcaire sous le fondu ruisselant d’un robinet qui fuit, les casseroles tintent en cuisine, bruissement des pages refermées d’un livre… La radio s’éveille au journal du soir… C’est l’heure de passer à table.

Photo : M. Sauvage

mercredi 26 août 2009

Ici, ailleurs..., Liliane Paffoni

Il avait quitté la pièce tout doucement et avant de refermer la porte, il avait dit: « Je t'attendrai à la maison. » De quelle maison parlait-il? Je n'avais pas eu le temps de lui demander. Était-ce la maison que nous étions en train de bâtir ensemble dans notre tête, au seuil de notre notre nouvelle vie qui avait commencé quelques semaines plutôt ? Cette maison qui allait abriter notre vie et tous nos souvenirs ? Ou bien cette maison que l'on venait de quitter, où nous avions vécu, où les enfants avaient grandi, où l'on avait tout construit, contre vents et marées, où l'on avait été si heureux mais qui se trouvait dans cette banlieue bruyante, grise et inhumaine ? Ou bien était-ce cette maison de Lozère qui ne connaissait que nos rires de l'été, nos éclats de voix joyeux, nos fous rires, la maison des vacances, de la détente, des retrouvailles, des repas sur la terrasse où la glycine partait à l'assaut des vieilles pierres? Ou bien était-ce cette maison perdue là-bas sur le Causse dont il rêvait secrètement sans oser me dire que c'est là qu'il voulait vivre désormais, plus près du silence et de ces grands oiseaux blancs qui lui apportaient tant de bonheur et de sérénité?
Ma maison est ailleurs – là-bas, sur ma terre natale – dans un paysage de prairies et de collines aux lignes douces, de mirabelliers tordus mais dont les fruits d'or embaument l'air du matin, près des groseilliers de ma grand-mère, près du jardin de mon père, près des fleurs et du lilas de ma mère...





Causse Méjean, 30 juillet 2009, balade écriture "Mémoires de pierres".
Photos M. Sauvage

La chapelle, Liliane Paffoni

Mon origine se perd dans la nuit des temps... Je suis si vieille que ma mémoire défaillante ne peut plus vous dire pour quelles raisons des mains noueuses, des mains robustes ont, un jour, mis bout à bout les pierres du Causse pour me faire naître. Je conserve dans mes veines la chaleur des étés torrides, le froid mordant des hivers sans fin, le vent glacial des automnes. Ma beauté est pure et simple : pas de fioritures superflues ni de lignes sophistiquées. Je vis avec mes souvenirs, mes joies, mes blessures, mes peurs aussi...

Qui a inventé cette expression si peu adaptée à ma vie: avoir un cœur de pierre?

Je saigne et je pleure quand on perce ma porte : c'est une opération à cœur ouvert. Je frissonne de plaisir quand des mains douces ou rugueuses caressent mes flancs pour sentir vivre sous leur peau mon cœur qui bat. Je me réchauffe quand le soleil darde ses rayons à travers ma rosace colorée. Je tremble et j'ai peur quand le feu tourne autour de moi comme une bête féroce qui ne veut pas lâcher sa proie. Je donne la vie quand j'accueille dans mes entrailles deux minuscules graines d'épilobes en épi qui croissent entre les lauzes de mon toit. Je suis même un peu coquette. J'aime quand on me rend plus belle et que je retrouve mon éclat perdu à cause du temps et des intempéries. Mes rides disparaissent. C'est dommage que je ne sois pas sollicitée pour que je donne mon avis. Je n'aime pas du tout, mais pas du tout, le grillage posé sur un de mes modestes vitraux. Pourquoi?



Causse Méjean, 30 juillet 2009, balade "Mémoires de pierres".
Photos : M. Sauvage

Ce soir-là s'est ajoutée la honte, Hélène Barathieu

« Je ne pouvais plus passer devant le château de Monsieur P. sans être assailli par la rage. Rage à cause de ce procès révoltant. Ce soir-là, s’était ajoutée la honte. Honte parce que j’avais manqué de courage. La peur m’avait noué. Marcel m’avait lancé, alors que je rentrais de la ferme de Cochoneplo, que je n’étais qu’un pauvre bougre, un drôle de trouillard. Il l’avait crié très fort, de l’autre bout du chemin, et j’étais parti en courant, sans rien répondre, ce qui me trahissait. J’avais couru, couru, et c’est là, près de cette barrière où j’avais senti comme une présence d’homme muet, et que je m’étais arrêté, à bout de souffle.

A quoi aurait servi que je me dénonce ? Nous avions fait le coup à trois, un soir de pleine lune : Armand, son père et moi, avions cassé les troncs des jeunes mûriers, plus de cent, « exactement cent deux » d’après le juge. Nous, on n’avait pas eu le temps de compter, mais avec nos couteaux bien aiguisés, on entaillait tant qu’on pouvait, on tordait le tronc jusqu’à ce qu’il casse, et on passait au suivant. On a été interrompus par l’âne du père Bernard qui s’est mis à braire pour alerter tout le pays. On est parti en courant comme des dératés. Personne ne nous a vus. Personne n’a rien su.

Finalement P. a soupçonné Armand et son père, parce qu’ils les avait humiliés publiquement un jour de foire. Il les avait accusés de mettre des cailloux sous les sabots de ses chevaux pour les faire boiter. C’était faux. P. a appris la vérité quelques jours plus tard : c’était son propre fils qui avait fait le coup, pour s’amuser. Il ne s’est jamais excusé.

De toute façon, tout le monde lui en voulait et n’importe qui aurait pu abattre ses arbres. Avec ces nouveaux mûriers, il augmentait encore son prestige en nous exploitant chaque jour un peu plus. Notre seigneur ne respectait plus rien des lois du Seigneur, le seul qui mérite une majuscule sur les papiers, le seul qui mérite qu’on lui obéisse.
Je n’aurais pas dû fuir devant les moqueries de Marcel. J’aurais dû me planter face à lui et lui dire tout ça. Il aurait compris s’il m’avait écouté. Mais Marcel était fort comme le bœuf des Pantel, alors que tous me surnommaient le Magnan. Et c’est pas avec ce que P. nous laissait pour manger que j’allais grossir. En perdant mon meilleur ami et son père, qui avaient été vidés du domaine, j’avais payé moi aussi pour ce sale coup qui n’était que justice. Parfois me venaient des envies de brûler tout le château, et de les tuer tous, ces gens qui s’engraissaient sur notre dos. »

Balade écriture du 9 août 2009, à la Magnanerie de la Roque.
Ce texte répond à une suggestion d'écriture basée sur un incident raconté dans "Les seigneurs de la soie", de Jean-Paul Chabrol.

Tout allait bien, Hélène Barathieu



Photo : Demarcet/Pinard

« Je me souviens que ce jour-là, le 28 juillet 1702, je m’étais levée très tôt, pour cueillir des haricots. Avec les fortes chaleurs qui avaient succédé aux orages de la semaine d’avant, tout avait poussé d’un coup. Dans la matinée, j’ai préparé le repas pour Madame et ses trois enfants : Pierre, Jacques, et la petite Thérèse, et pour le frère de Madame, monsieur de Greize, qui était de passage au château. Je me souviens qu’ils ont mangé avec grand appétit, même la charcuterie, malgré le soleil, et la petite m’a complimentée pour mes légumes. Tout allait bien, tout le monde était heureux de la visite imprévue de l’oncle, et du mariage de Thérèse qui approchait.
L’après-midi, ils ont évoqué les psaumes pour la cérémonie. Monsieur de Greize a fredonné un bel Ave Maria. En voulant l’applaudir, Jacques a renversé un petit bouquet de marguerites et tout le monde a ri de sa maladresse. Thérèse affichait son beau sourire de Demoiselle, on voyait qu’elle était heureuse.
Cette petite que j’avais choyée depuis ses premiers mois, je l’aimais comme un de mes enfants, mais je n’ai jamais osé le lui dire. Nous n’étions pas du même monde. Pourtant, quand j’ai senti de la fumée la nuit du massacre, j’ai tout de suite compris que ma vie ne serait plus jamais la même et que moi aussi j’allais être détruite.
Je ne sais pas qui a fait ça. Madame était bonne, mais elle n’avait pas que des amis. Rapport à la religion et aussi à son argent. La Devèze, c’était un beau château, vous savez. Il faisait des envieux. La famille d’Arnal allait conclure, grâce au mariage de Thérèse, une alliance qui n’était pas pour arranger les affaires de tout le monde. Je ne crois pas que les assassins voulaient seulement récupérer des armes et des prisonniers. Je crois que parmi les fanatiques, certains ont supprimé les d’Arnal, les de Greize, et leurs partisans, pour mieux dominer toute la région. Mais je ne peux rien dire… »


« Quand on est arrivé, un chien a aboyé, mais d’un coup de couteau, j’ai su le faire taire. Je l’ai jeté dans les ronces.
Au château de la Devèze, cette nuit-là, tout était calme, mais on savait qu’ils étaient nombreux. La vieille, ses trois enfants, plus son frère qui était venu les voir. Hugues était certain que les armes se trouvaient dans la cave et que l’entrée du souterrain était camouflée par des fagots de genêts. Il y était entré la veille, pour livrer du vin. Pendant qu’il y descendait, je suis allé délivrer les prisonniers, avec Antoine.
C’est pas humain d’avoir fait ça. Nos amis croupissaient depuis la saint Jean dans une soue, avec deux cochons. Nourris d’épluchures. Florette en haillons, Auguste et Jean méconnaissables à cause de la barbe et des cheveux qui avaient poussé. Je les ai serrés dans mes bras, je pleurais, j’étais révolté.
Ensuite, on a rejoint Hugues dans la cave. Il n’avait pas trouvé les armes, il s’énervait. Esprit Séguier en voulait à monsieur de Grèze, qui avait dû changer de cache. Mais la cave était pleine de victuailles à cause du mariage de Thérèse prévu quelques jours après. Quand ils ont vu tout ça, les prisonniers sont devenus complètement calucs. Ils se sont jetés sur les saucissons, les fromages, les barriques de vin… Avec Hugues, on essayait de les calmer, mais ils se bâfraient comme des bêtes affamées. On a dû les tirer de force vers la sortie, et c’est en passant près de la grande entrée qu’on a senti une odeur de brûlé.


Il paraît que c’est l’Antoine qui a mis le feu au château. Mais on n’en sera jamais sûr. Hugues pense qu’il aimait la belle Thérèse, en secret. Quand Esprit avait parlé devant lui de son mariage qui approchait, il s’était décomposé. En plus, Antoine détestait depuis toujours le fils du seigneur de la Vallée Haute. Cette douleur secrète, nos amis humiliés, maltraités, les armes introuvables… Il a voulu leur faire payer tout ça, et il a sorti son amadou… Après, on est allé jusqu’au bout, parce qu’il fallait en finir une fois pour toutes avec cette sale guerre. »



Ces deux textes ont été écrits pendant la balade écriture du 8 août, sur la terrasse du château de la Devèze, chez Danielle et Lionel Demarcet.

Le savon de Marseille, Elia

Emergeant d’un ciel encombré de nuages moites, le soleil frissonne dans la fraîcheur du linge. Les yeux fermés au cheminement de mes souvenirs d’enfance, une douce quiétude m’enveloppe… les images affleurent, imprégnées de la chaleur suintant de la terre où flotte la senteur humide du savon de Marseille.
L’allée pierreuse menant à la ferme – basse, blanche – les palmiers, les cactus géants… La Reghaïa sous un ciel bleu électrique. Et toi.
Cette odeur de savon, cette senteur propre, c’est toi.
Toi, dans ta robe noire et ton éternel tablier de servante. Les cheveux poivrés, tirés en arrière, serrés en chignon à la descente de la nuque.
Cette senteur de lavandière, perlant sur chaque ridule de ton visage, sur tes bras fatigués, ton corps lourd en mouvance permanente, c’est toi. Toi que je respirais en me blottissant dans tes bras.
Toi qui apaisais tous mes chagrins, m’emplissais de sérénité et faisais battre mon cœur à la cadence de la pendule où s’égrenaient les heures.
De toi, il me reste l’essence vive de tes yeux et cette odeur suave, douloureusement tendre.
J’entends ta voix rauque me chuchotant : « C’est la vie, mon enfant, c’est la vie. »
Tu reprenais ton labeur quotidien, ton pauvre dos courbé à lessiver le sol, les mains fripées, usées par l’eau et pourtant si douces. Il te fallait encore étendre les draps bouillis, nettoyer le poulailler, donner à manger aux bêtes, préparer les repas… tout en fouillant du regard – à longueur de journée – la course lente du soleil à la limite de l’horizon, au-dessus du chemin de fer, au devant des vignes où il travaillait.
Cet homme, ce mari qui parlait peu.
Il faisait chaud, si chaud et pourtant tu sentais toujours le savon.
L’odeur du savon, au fil des heures, se parait d’arômes variés : feu de cheminée, plats mijotés aux fragrances de thym et de laurier, poivrons grillés des cocas, mounas sucrées dans le parfum entêtant des magnolias…
Le soir était mon moment préféré, pimenté par l’acidité de la citronnelle des draps quand tu me bordais. Je m’endormais paisiblement en respirant cette odeur qui flottait derrière toi. Elle restait près de moi, veillait sur moi toute la nuit.
Cette odeur qui m’habite, encore aujourd’hui, ce berceau d’amour et de sécurité, c’est toi.
Toi, ma grand-mère.

Le savon de Marseille, Elia

Emergeant d’un ciel encombré de nuages moites, le soleil frissonne dans la fraîcheur du linge. Les yeux fermés au cheminement de mes souvenirs d’enfance, une douce quiétude m’enveloppe… les images affleurent, imprégnées de la chaleur suintant de la terre où flotte la senteur humide du savon de Marseille.
L’allée pierreuse menant à la ferme – basse, blanche – les palmiers, les cactus géants… La Reghaïa sous un ciel bleu électrique. Et toi.
Cette odeur de savon, cette senteur propre, c’est toi.
Toi, dans ta robe noire et ton éternel tablier de servante. Les cheveux poivrés, tirés en arrière, serrés en chignon à la descente de la nuque.
Cette senteur de lavandière, perlant sur chaque ridule de ton visage, sur tes bras fatigués, ton corps lourd en mouvance permanente, c’est toi. Toi que je respirais en me blottissant dans tes bras.
Toi qui apaisais tous mes chagrins, m’emplissais de sérénité et faisais battre mon cœur à la cadence de la pendule où s’égrenaient les heures.
De toi, il me reste l’essence vive de tes yeux et cette odeur suave, douloureusement tendre.
J’entends ta voix rauque me chuchotant : « C’est la vie, mon enfant, c’est la vie. »
Tu reprenais ton labeur quotidien, ton pauvre dos courbé à lessiver le sol, les mains fripées, usées par l’eau et pourtant si douces. Il te fallait encore étendre les draps bouillis, nettoyer le poulailler, donner à manger aux bêtes, préparer les repas… tout en fouillant du regard – à longueur de journée – la course lente du soleil à la limite de l’horizon, au-dessus du chemin de fer, au devant des vignes où il travaillait.
Cet homme, ce mari qui parlait peu.
Il faisait chaud, si chaud et pourtant tu sentais toujours le savon.
L’odeur du savon, au fil des heures, se paraît d’arômes variés : feu de cheminée, plats mijotés aux fragrances de thym et de laurier, poivrons grillés des cocas, mounas sucrées dans le parfum entêtant des magnolias…
Le soir était mon moment préféré, pimenté par l’acidité de la citronnelle des draps quand tu me bordais. Je m’endormais paisiblement en respirant cette odeur qui flottait derrière toi. Elle restait près de moi, veillait sur moi toute la nuit.
Cette odeur qui m’habite, encore aujourd’hui, ce berceau d’amour et de sécurité, c’est toi.
Toi, ma grand-mère.

Haïkaï, haïku… sur le Causse, Elia




Clapas et herbeux
Se partagent l’espace
Dans la lumière dorée

D’un vol saccadé
Au lointain une hirondelle
Sillonne le ciel

Herbes vibrantes
Séchées au vent d’été
Ondulantes, riantes


Lindos au soleil dormait
De douleur a pleuré
Elizabeth apaisée

Sur une pierre
Une fourmi fatiguée
Guettait sans gaieté

Maurice et Lionel
A la limite du ciel
Les pensées m’emmiellent

Ventre de la terre
Piquets pointus érigés
Ciel grevé de nuages

Photo M. Sauvage

vendredi 21 août 2009

Marcher, écrire, par Djibril Bousquet

Je ne sais pas ce qui me hante, ce qui m’habite et qui m’obsède. Est-ce réel ou bien un rêve, ou le pressentiment d’une réalité qui me suit depuis toujourset que je ne parviens pas à cerner de façon claire, comme une autre réalité à côté de la réalité de tous les jours ?
Cela se passe souvent à la tombée de la nuit, lors de ma promenade quotidienne. Je marche dans la rue, cette rue si familière, et en même temps, je suis ailleurs, je ne marche que depuis cinq minutes et, d’un seul coup, cela fait des jours et des jours que je marche sur ce chemin, cela fait si longtemps que je marche que je marche depuis toujours, et je ne marche plus, c’est le chemin qui se déroule sous mes pieds, c’est l’horizon qui vient à moi et je suis dans une parfaite immobilité. Puis je sens une légère fatigue, je redeviens un marcheur ordinaire et je reconnais la rue familière.

Je pressens parfois la possibilité d’un phénomène analogue pour l’écriture, comme une espérance, comme une promesse d’un état nouveau ou je n’écrirais plus, ou, magiquement habité d’un sentiment de liberté, je contemplerais, sans effort, les mots défiler sous ma plume, envoûté par le rythme musical des phrases, les oreilles enchantées par la sonorité des mots, l’esprit émerveillé par la clarté logique du discours, les sens comblés par le trouble délicat dû aux odeurs musquées émanant de mots inconnus, venus de derrière l’horizon, aux couleurs sensuelles et mystiques, des "viva la muerte", des mots pour dire le reflet du soleil sur l’épée du cavalier chrétien chargeant au galop avant que sa lame ne s’ensanglante de rouge vermeil et que ne retentisse pour toujours en son âme le cri de douleur de l’ennemi terrassé qui lui ressemble tant et qui adore le même Dieu, des mots interrogateurs, sagesse de la folie, des mots aussi, remontant des entrailles de la terre, terrifiants comme la clameur des guerriers avant la bataille, des mots d’avant, d’avant le big bang, des mots d’avant l’instant ou commença le temps, des mots nourriciers d’une sagesse apaisante, comme pour dire par exemple satori de l’instant, solitude des rois, silence originel.

La dernière balade !

Comme elles l'avaient aimée, certaines n'ont pas hésité à gravir de nouveau le sentier de Biasses,
ce 20 août, pour la dernière balade écriture de l'été 2009, intitulée "Mémoires de pierres et de soie".

De la tour du Canourgue à la magnanerie de la Roque, les abécédaires en dirent long sur l'univers de chacune, et les réponses des unes aux questions des autres engendrèrent bien des "oh !", des "ah !" et des rires fous. Florilège, après les photos.






Faut-il ni plus ni moins s'élancer de la falaise avant l'orage ?
Il ne faut pas écouter les rumeurs des soies fantômes sous les mûriers.

La mandragore qui pousse sur le muret a-t-elle le pouvoir de repousser le feu ?
Le fou qui sent sa tête vide s'écroule.

Comment une sorcière toute de velours vêtue va-t-elle enjamber ce vallon infranchissable ?
Tous les chemins bordés de genêt mènent à une hutte.

Du haut en bas de l'univers, y a-t-il la nature ?
Après les grandes tempêtes, une douce lumière baigne la vallée.

Peux-tu suivre dans la bruyère, comme ça, au radar, une éclipse de lune ?
Les jours de pleine lune, les vestiges de pierre retrouvent leurs formes d'antan.

Y a-t-il une clepsydre en haut de la tour de la Baie des Anges ?
Dans une immense paix, la jeune fille contemple la beauté de la montagne.

As-tu zigzagué dans cet abri qui n'a ni queue ni tête ?
Lave toujours tes draps, de nuit, au ruisseau de la tour.

Qui a dépossédé la magnanarelle de son pouvoir sur les vers à soie ?
Le zéphir cévenol a vidé le cocon de son ver.

Allons-nous résister dans cet univers sans foi ni loi ?
Roumègue donc pas, t'as qu'à regarder ce site divin.

Enfin, sachez que "Quand on aperçoit un circaète d'une fenêtre, il est temps de ramoner la cheminée".

Un grand merci à Jacques Bernard pour toutes les informations recueillies pendant la visite de la magnanerie de la Roque.

Allez, au prochain été, aux prochaines vacances, au prochain Festival !
Balade du 20 août 2009, Mémoires de pierres et de soie.
Photos M. Sauvage

Les poupées de Cathy and Cie

Stage "Marionnettes, poupées, papier mâché et bandes plâtrées",
animé par Cathy Vagnon, plasticienne, du 10 au 12 août 2009 à La maison de Noé.





Pour créer sa poupée : réfléchir, échanger, discuter, hésiter, oser, tordre le fil de fer, plonger les mains dans le plâtre, ébaucher des formes, choisir ses couleurs, peindre au pinceau, au doigt, poncer, retoucher…



C'est fou, à la fin du stage, comme on est content d'être retombé en enfance !
Photos M. Sauvage

jeudi 13 août 2009

Les phrases surprises de Luna



Photo : Cathy Vagnon

Des mots à croiser, une suggestion d'écriture où l'on saute à pieds joints dans l'absurde, ce qu'a fait Luna, 13 ans, avec beaucoup de poésie lors de la balade écriture du 9 août.

L'homme à travers les nuages réapparaît comme un oiseau devant la tour.

Le roi dans un rêve perd son chemin comme un escargot derrière un arbre.

Le chat dans un voyage met son chapeau avec la pluie au-dessus des nuages.

Le grand bonhomme au milieu de la ville danse comme un ange avant la mort.

Elia, par… Elia


Les rondeurs enneigées du mont Lozère, aveuglées dès le matin par le soleil levant, n’en finissaient pas de frissonner sous leur manteau de glace. La neige tombée dès ce mois de novembre avait comblé, au fil des mois, le petit chemin qui menait à la ferme, cerclant de solitude la grande bâtisse en granit.
Le toit de lauzes se fondait dans l’arrière-plan cristallisé de ce pays de montagnes, où se dressait, impassible, l’imposante cheminée de pierres.
De celle-ci s’élevait une fumée ondulant en spirales au gré du vent, quelqu’un la faisait ronfler et signalait ainsi dans le ciel bleu une présence humaine.
Derrière la solide porte en châtaignier et les murs épais, Elia attisait machinalement son feu de bois.
Levée dès l’aube, elle avait vaqué à ses occupations matinales et surveillait maintenant son repas qui mijotait sous les flammes, l’esprit libre de toute contrainte matérielle. A quatre-vingt cinq ans, Elia caressait machinalement son chien, le visage éclairé par une myriade de ridules, le regard perdu dans le lointain. Née à La Réghaïa, en Algérie, elle avait connu le terrible hiver de 1954, où de mémoire d’homme, la neige n’était jamais tombée… Elle en avait gardé une peur irrationnelle devant cette inconnue blanche et ironie du sort, maintenant, vivait avec elle depuis des mois.
Aînée d’une famille modeste de colons algérois, elle avait toujours servi ses frères, son père, veuf à la naissance du huitième garçon, Camille. Camille, fichée douloureusement dans ses entrailles, son petit, mort dans son bain alors qu’elle s’affairait à la lessive de la semaine…. une grosse lessive. Elle l’avait laissé seul quelques instants, trop occupée à tordre le linge, n’avait rien entendu et il s’était noyé dans la grande baignoire. Son petit dernier qu’elle aimait tant, elle ne pouvait pas oublier… Quelle souffrance ! Un chagrin persistant, lancinant, une plaie ouverte… Coupable par négligence… Elle n’oubliait pas sa frimousse, ses rires, ses grands yeux malicieux.

Son père ne lui avait jamais pardonné et ne parlait plus… Enfermé dans son double chagrin, il s’était lentement laissé mourir, vouant tout à l’abandon. Mère courage avant l’âge, elle s’était occupé des autres, et n’avait jamais pris le temps d’ouvrir ses bras à un homme. Tous l’avaient quittée pour s’embaucher dans les vignes, et elle, elle avait été engagée comme bonne à tout faire chez les Darras.
En 1960, comme les autres, Elia était montée, avec une petite valise, sur le bateau, direction Marseille, la montre mécanique cassée de sa grand-mère au poignet. Elle n’avait jamais compté les heures dans ses journées et c’était le seul bien précieux qui la liait encore à cette terre épicée comme l’odeur de son aïeule.

Sur le quai, Arsène l’attendait, le frère de son père parti à vingt ans pour la métropole. Ce grand-oncle, vieux célibataire, lui avait proposé le gîte et le couvert en échange d’une aide à la ferme au fin fond de la Lozère…
Ce vieux solitaire, avare en paroles et dur à l’ouvrage, maladroit en affection, l’avait recueillie et aimée à sa façon… Il en avait fait son héritière, lui léguant ses terres et sa petite ferme dans cette immense étendue sauvage.

Solide plante habituée aux difficultés de l’existence, Elia avait repris racine sur ce sol aride et trouvé son équilibre, voire du bonheur à travailler laborieusement les champs ingrats qui lui rappelaient la terre de son enfance. Le dur labeur à la ferme avait offert un dérivatif à ses chagrins et elle se surprenait à sourire, même à rire à observer, dans la paille, les cabrioles fougueuses des petits veaux, curieux et fouineurs… Heureuse, oui, elle l’était dans sa maison, avec ses bêtes.

Un vide pourtant : Nana, sa chatte, sa fidèle amie lui manquait. Elle était morte d’épuisement en mettant bas six chatons par une nuit d’orage. C’était trop pour la minette âgée d’une dizaine d’années. Elia l’avait veillée, portée dans son lit pour essayer de la maintenir en vie à la chaleur de son corps… En vain, Nana s’était éteinte, lui confiant sa progéniture qu’Elia n’avait pas eu le cœur de tuer. Rappel obsédant associé aux nuits de tempête qu’elle redoutait maintenant.

Mais il faisait jour ; pourquoi ressasser ses peines, pourquoi cette angoisse ? La vieille femme frissonna malgré la chaleur du foyer, secoua ses épaules, et se leva quand son chien se mit à gronder, la truffe levée vers la fenêtre. Elle tendit l’oreille, aucun bruit anormal, mais le Patou ne cessait de s’agiter en grattant le devant de la porte. Il ne se calmait pas, en bon gardien, il veillait et tentait de lui signaler par de sourds grondements qu’un inconnu approchait. Un sanglier, un cerf, ou pire, un loup, celui dont parlait les journaux ? Les vaches beuglaient maintenant dans l’étable et elle ouvrit la porte à son chien qui détala en aboyant…

Moufles, bonnet et manteau furent rapidement enfilés et Elia n’oublia pas de décrocher l’antique fusil de chasse d’Arsène.

Que se passait-il ? Une nouvelle tempête de neige ? Le ciel était clair, et l’aveuglante blancheur l’éblouit quelques instants. Son chien s’était tu, elle aperçut alors sur la colline un homme en raquettes, sobrement équipé qui s’exclamait :
- Bon chien, oui, viens ici mon gros, allons, du calme, mon gros…

Patou, en effet, bondissait joyeusement vers l’inconnu et semblait l’accueillir en ami.

- Un randonneur, ici, comment a-t-il passé la congère si tôt dans la matinée avec ce froid ?, se demanda Elia, sourcils froncés.

- Oh hé ! Bonjour madame, cria le promeneur, le bras levé et caressant d’une main son chien.

Peu habituée au monde, Elia le regarda approcher, stupéfaite de la jovialité du Patou, mais elle n’en baissa pas moins le canon du fusil.

Dans ces contrées reculées, rares sont les visiteurs et elle restait sur ses gardes.

- Bonjour, bonjour, n’ayez pas peur, je viens du causse Méjean, je suis d’ici… Je marche depuis l’aube et je ne m’attendais pas à trouver une habitation dans le coin.
- Oui ? demanda Elia, l’œil inquisiteur en baissant son arme.
- Oh, je ne voudrais pas vous déranger, ne craignez rien surtout.
- Vous voulez ?
- Moi, rien, je ne fais que passer, j’aimerais monter au sommet du mont Lozère. Par ce temps clair, je pourrais peut être voir les Alpes, et les monts d’Auvergne…
- Vous êtes du Méjean ?
- Oui, je marche, mais, maintenant j’y pense, j’ai oublié de prendre de l’eau. C’est stupide, n’est-ce pas, dit l’homme avec un grand sourire. On pense toujours à l’eau quand il fait chaud, et en hiver, on oublie, un peu d’eau me rendrait service, enfin, si c’est possible.

Etonnée d’une demande aussi directe, Elia ne répondit pas tout de suite, l’examinant des pieds à la tête. Pas jeune, le bougre, mais vaillant, se dit-elle, à grimper comme ça tout seul, habillé de juste, gros bonnet, gros godillots, avec une barbe qui lui mangeait la figure, ma foi, bien fringant comme un cabri en quêtes de découvertes, avenant même, bon, c’était quelqu’un du coin.
- Bien sûr, finit-elle par marmonner en haussant les épaules, entrez si vous voulez, au chaud déjà… j’ai de l’eau évidemment, évidemment…
- Merci, merci bien… Oh, je m’appelle Fulgence.
- Elia, bougonna-t-elle, néanmoins d’une voix plus douce.
- Bou diou, qu’elle est de chez nous cette ferme !, dit-il en franchissant le pas. De bons murs de granit bien épais et de vraies dalles au sol comme de chez nous, y’a pas à dire, y’a pas mieux que dans notre pays ! Des bâtisseurs qu’on est, nous, pas comme ces frisquets des villes.
- Ouais, l’est solide ma maison et ma foi, je m’y sens bien, répliqua Elia déridée par sa franchise joviale. Allez, oups, mettez’y près du feu. Fait pas bien chaud cet hiver.
Après avoir quitté ses raquettes et essuyé ses godillots sur le paillasson, l’homme s’approcha du feu en ôtant ses lunettes de soleil et se frotta vigoureusement les mains.
- Hum, c’est une soupe au lard, non ?
- C’est mon petit repas pour quelques jours, avec mes pommes de terre et le cochon de janvier.
- Ah, vous aussi, vous le faites.
- Chaque année, le voisin vient me le tuer et après j’en ai bien pour trois jours à préparer mes cochonnailles de l’hiver. Un an que cela me dure, et j’en donne. Pour moi toute seule, vous savez…, dit-elle tout en tirant l’eau de la citerne à la souillarde.
- Tenez, donnez-moi votre gourde… de l’eau de la source, bien propre. Alors, comme ça, vous allez le monter le mont Lozère ?
- Oui, j’ai envie de me frotter un peu à cette montagne, moi qui n’ai jamais vécu que sur le causse. C’est beau, le causse, mais j’ai bien bartassé sur cette mer calcaire à l’infini, vous savez, là où les pierres pensent…

Sur ce brin d’humour, Elia lui conseilla la prudence : la montagne, cette année, sous la neige, s’était transformée en mer de glace et les chemins étaient enfouis depuis belle lurette.
- Il vous faudra du temps pour arriver au sommet, même avec des raquettes, et encore des heures avant de repartir sur vos pas.
- Ben, j’ai repéré un gîte plus haut pour la nuit, je suis un peu poète à mes heures, et je viens de tout quitter pour l’aventure, escalader un peu et enfin atteindre les hauteurs, regarder toutes ces montagnes couchées comme des ventres de femmes les unes à côté des autres. Pardon, je deviens familier, je m’oublie. Allez, faut que j’y aille, merci encore pour l’eau, répondit-il tout en chaussant ses raquettes.

De façon inattendue, Elia n’était pas pressée qu’il franchisse la porte… Un peu de compagnie, un peu de chaleur humaine, elle qui ne parlait qu’à ses bêtes, mais bon, à chacun son chemin. Elle se tourna vers lui et l’accompagna sur le seuil.

- Fulgence, c’est bien votre nom ? Alors, au revoir Fulgence, et bonne randonnée !
- Au revoir, Elia, et encore merci.

Elle le regardait s’éloigner, Patou à ses côtés qui décidément semblait l’avoir adopté. Dommage, se dit-elle pensivement, un peu de compagnie m’aurait changé les idées. Bon, alors, il revient mon chien ? Manquerait plus qu’il le suive, pensa-t-elle en suivant du regard à la rectitude de l’horizon l’homme et l’animal qui s’éloignaient dans la brume.
Le chien se retourna brusquement et revint en aboyant, repartit sur ses pas, fit volte-face.

- Bon, qu’est-ce qui lui prend maintenant ? se dit Elia, occupée à observer le manège de Patou. Elle ne leva les yeux vers l’homme qu’au moment où il chancela, tomba à genoux…
Son chien gémissait maintenant en léchant le visage de l’homme.
Sans réfléchir plus avant, elle alla rapidement les rejoindre. Fulgence était affalé dans la neige et se frottait les yeux…
- Mes lunettes, j’ai oublié mes lunettes… je ne vois plus rien, j’ai mal…
- Mais qu’est-ce qui vous arrive ?
- Je n’y vois plus rien, ça me brûle…


Il avait en effet les yeux fermés, les paupières gonflées et rougies par les larmes.

- Bon, levez-vous ! Je vais vous aider.

Il ne bougeait plus, ne répondait pas.
Elia chargea son sac à dos sur ses épaules et essaya de le relever. Impossible, le bougre pesait le poids d’un âne mort. Elle fit alors par réflexe comme avec les veaux morts-nés qu’elle devait porter au charnier, attrapant solidement chaque jambe, elle le tira sur le sol glacé, centimètre par centimètre. Laborieusement, transpirant et suant, elle réussit à atteindre la maison et à le hisser dans l’alcôve. Patou gémissait toujours à ses côtés et l’homme avait bel et bien perdu connaissance !

A bout de souffle, elle ne sentait plus ses membres courbatus par l’effort, s’assit sur un siège, s’essuya le visage, empêtrée dans ses vêtements dont elle se débarrassa tout en surveillant le bonhomme, il respirait, c’était déjà ça…, s’agitant, il marmonnait des mots sans suite : bleu, ce bleu, ce brouillard, mes lunettes… Puis il sombra dans un sommeil profond jusqu’au crépuscule, Elia le veillait toujours, l’alimentant d’un peu de sa soupe dès qu’il entrouvrait les paupières.

Le soleil levant avait chassé les ombres de la nuit, elle était déjà levée comme à son habitude et le regardait dormir. Dieu qu’il avait transpiré ! Elle devrait changer les draps, pensa-t-elle, en allant chercher un peu d’eau fraîche. Avec un gant, elle entreprit doucement de lui essuyer le visage. Il s’agita légèrement et murmura :
- Jean-Claude, non, fais pas ça… accroche tes mousquets au point de dérive. Attends-moi, l’aven, c’est un dévers avec quatre cents mètres direct ! Non ! Non ! Fais attention ! Bon dieu, il est tombé. Jean-Claude, réponds, bon sang ! Je ne vois plus ta lampe, c’est le noir complet. Jean-Claude, tu m’entends ? Tiens bon, mon grand, j’arrive, je viens… tu vas t’en sortir, c’est de ma faute, j’arrive, je viens te chercher... Bon sang, il est sous un bloc…

- NON ! hurla-t-il finalement.

Désorientée par ses cris, Elia, se pencha vers lui pour le réveiller et le secoua.

- Mon dieu,…murmura-t-il, les yeux toujours fermés.
- Ça va mieux ?
- Jean-Claude, Jean-Claude… j’ai dynamité le rocher, la dose est trop puissante, cette saleté de gaz bleuâtre ne se dissipe pas, j’étouffe, je ne vois plus rien….
- Allons, ce n’est qu’un mauvais cauchemar…
- Jean-Claude, c’est de ma faute, pauvre gosse…. Il est mort, hémorragie interne, gémit-il encore avant de s’assoupir lourdement.

Elia décida d’aller téléphoner au médecin, mais ce qu’elle redoutait le plus, lui barrait le chemin, la neige, tombant à gros flocons.

Un brouillard dense enveloppait la ferme, le vent du nord soufflait brutalement. Impossible d’atteindre le hameau le plus proche. Aattendre, il ne restait plus qu’à attendre…Il dormait toujours dans l’après-midi et la tempête s’apaisait progressivement.

Tout en faisant ronfler la cheminée, elle le surveillait.
- Bon, il semble dormir paisiblement, allons, rien de grave, il dort, ne cessait-elle de se dire pour se rassurer. Tout va bien, l’électricité n’est pas coupée, il y a du bois, et à manger. Ca ira…

Le Patou, la truffe posée sur la couverture, n’avait pas quitté Fulgence et frétilla de l’arrière-train quand celui-ci se redressa lentement.
- Oh, qu’est-ce que j’ai dormi, mais je suis où ? Et qui êtes-vous demanda-t-il, les yeux toujours rouges mais bien ouverts.
- Elia, vous ne vous souvenez pas ? Vous êtes venu hier, vous deviez monter sur le mont Lozère, et puis, vous êtes tombé…. Qu’est-ce que vous m’avez fait peur ! Ça va mieux ?
- Oh, j’ai mal à la tête, mal, cette brume bleuâtre… mais, dit-il en se redressant péniblement, où sommes-nous ?
- Chez moi, et vous dormez depuis deux jours. Bon, reposez-vous, je vais vous donner de la bonne soupe. Vous devez avoir une faim du diable.
- Je ne me souviens de rien, de rien…
- Allez, mangez un peu, avec l’estomac plein, la mémoire vous reviendra et demain il fera jour, s’exclama-t-elle à la fois soulagée et joyeuse en réalisant qu’elle lui offrait le gîte et le couvert, elle, qui ne parlait plus à personne depuis des années.

Il ne neigeait plus mais Elia n’avait nulle envie de sortir, elle restait paisiblement à ses côtés, attendant qu’il parle, qu’il lui parle, avec une grosse bouffée d’amitié au fond du cœur et de reconnaissance, il allait mieux, grâce à elle…Avec ce froid de canard, il aurait pu avoir ce malaise, tout seul, là-haut dans ces étendues glacées à l’infini, il serait peut être mort à l’heure qu’il est !

Fulgence avait repris des forces, ne se souvenait de rien… Il s’appelait Fulgence, oui, puisqu’elle lui avait dit, il venait du causse Méjean, oui, peut être, qu’importe, il se sentait bien avec elle comme avec ce gros ballot de chien maladroit mais si affectueux.

Les jours passaient, Fulgence dégageait les environs de la ferme à grands coups de pelle, donnait du foin aux bêtes, rentrait le bois et s’adonnait à l’ouvrage tranquillement pendant qu’Elia s’affairait autour des repas.

Il ne se souvenait de rien, Jean-Claude, qui était-ce ? Souvenir un peu douloureux quand il y songeait, mais il ne se souvenait pas. Il était bien ; fendre les bûches le détendait, une bonne fatigue saine qui lui apportait un sommeil apaisant, et il dévorait. Quelle bonne cuisinière, cette Elia, attentive mais pas envahissante.

Le soir, ils causaient au coin du feu, faisaient des projets pour après l’hiver, le pâturage était bon ici, non ? Le loup, oui, on en parle, mais avec le Patou, rien à craindre… Les meutes de chiens errants sont plus dangereuses, le loup tue les animaux malades, un à la fois, et puis, moi, s’avançait Fulgence, je les garderai les vaches… Les enclos ça ne vaut rien, je les garderai et je monterai avec elles au sommet, c’est si beau ici, tiens par beau temps, je verrai les Alpes… Et ils poursuivaient ainsi leurs projets pour les beaux jours.

Elia, de son côté, s’étonnait, comment avait-elle pu vivre si longtemps sans personne ? Leurs conversations lui devenaient précieuses au fil des jours. Fulgence ne souvenait de rien, et alors ? Il ne parlait pas de partir, de retourner sur son plateau de calcaire avec tous ces avens. Et pourquoi lui aurait-elle rappelé ce qu’elle savait de Jean-Claude ? Inutile de lui forcer la mémoire, inutile et trop risqué… pour lui bien sûr. Pour elle aussi, lui susurrait une petite voix qu’elle ne désirait pas entendre.
Oui, elle avait nonente, quatre-vingt cinq années emplies en bonne partie de solitude… Elle voyait bien de temps en temps ceux du hameau du Tarn mais bonjour, bonsoir… Elia mesurait aujourd’hui le vide d’antan, et la présence, les attentions maladroites de Fulgence, sa façon de lui fouiller le regard en toute sérénité comblaient de tendresse son vieux cœur.

Il a bien dans les soixante, Camille aurait cet âge, pensait-elle, et elle lui vouait son trop-plein d’affection si longtemps enfoui au fil du temps. Vrai, il envahissait son espace en laissant traîner ses vêtements, ses bottes, son sac… Qu’importe, elle passait derrière lui pour ranger, heureuse de s’affairer à ces petites choses du quotidien alors qu’il abattait les plus grosses tâches de la ferme, Patou dans les jambes à longueur de journée.

Amnésie qu’il avait dit le docteur, amnésie totale, et Fulgence avait haussé les épaules, insouciante :

- Ben, pas grave… Je ne sais pas pourquoi mais je m’en fiche, je suis bien, je n’ai plus mal à la tête. Merci Doc de votre visite, mais m’excuserez, le sol n’est plus gelé, je dois m’en aller retourner la terre du potager, la fumer… et après, ce sera l’heure de traire les vaches. Elles m’attendent et beuglent si je traîne. A la revoyure, Doc !

Derrière son fenestrou, Elia contemplait les perce-neige qui pointaient leur nez à l’ombre du grand châtaignier, le printemps ne tarderait pas, puis l’été. La hache de Fulgence résonnait à l’unisson du soleil qui tapait fort, sous un ciel bleu intense, aucun nuage, aucune brume. Elle s’en retourna dans la souillarde chercher le jambonneau, les pommes de terre, les carottes pour cuisiner une bonne potée. Elle la ferait mijoter sur le feu et finirait de lui tricoter un gilet pour les fraîcheurs du soir.

(A suivre)