mardi 28 juillet 2009

Les guetteurs de vie, Elia




[Photo : http://www.flickr.com/photos/cathou/]


Ventres ronds hérissés d’arbres, les Cévennes s’étendent à perte de vue. Les Fares, mas cévenol, sont plantés à mille mètres d’altitude au-dessus de la vallée française et dominent dix hectares de châtaigniers et de yeuseraies. Forteresses de schiste au pied des falaises, les bâtisses chapeautées de lauzes émergent du fouillis d’arbres d’or, telles des guetteurs. Le circaète, en position du Christ dans le ciel laiteux de nuages, surveille l’humain qui gravit lourdement le sentier de terre. De son œil acéré, le rapace perçoit chaque mouvement dans le paysage façonné par l’homme. La vipère, lovée dans le mur de pierres sèches, fixe son prédateur. Elle attend…


Jean retire sa veste, ralentit le pas et contemple son domaine silencieux. Il songe aux années d’antan. De mémoire d’homme, ces terres ont toujours appartenu à sa famille. Son arrière-grand-père, son grand-père et son père avaient nourri leurs familles de ce sol aride. Une trentaine de personnes travaillaient en ce lieu perdu. Levés à cinq heures du matin, après une bonne soupe de légumes, hommes et femmes s’adonnaient à leurs tâches quotidiennes. A dix heures, casse-croûte de saucisson et de pain noir accompagné d’un verre de vin. André, le berger, menait alors les brebis au gourd de la Rouvilliente. En chemin, le petit troupeau débroussaillait les alentours des genêts sous la garde de Sancy, la vieille border colie. Janette accompagnait les chèvres à Castelvieil, son frère Emile nettoyait les béals avant d’ouvrir les vannes pour irriguer les bancels d’arbres fruitiers et les potagers. A dix ans, Pierrot était en charge des cochons qu’il devait engraisser à longueur de journée. Janvier lui tardait, mois des cochonnailles. Chaque pesée au-dessus de cent cinquante kilos par bête lui valait un compliment du paternel et pour rien au monde, il n’aurait raté ce moment ! Il se régalait à cette fête barbare, enivrante au cri du cochon égorgé… Trois jours à découper, charcuter… les mains sanguinolentes, le tablier graisseux… même les plus jeunes avaient droit à la gnôle en fin de journée !!

[Photo : http://www.flickr.com/photos/verodelaux-oxygene78/]

Une dizaine d’hommes en fermage glanaient les bogues, triaient à la main, entassaient les châtaignes dans des sacs de toile et les portaient sur le dos jusqu’à la clède, au fumage. Sans cesse, d’autres montaient et descendaient dans la châtaigneraie, nettoyaient, élaguaient les branches mortes, greffaient les arbres à pain sélectionnés la veille par le grand-père.

Son père, François, veillait à la bonne gestion de cette fourmilière travailleuse non sans donner un ordre bien senti ou un coup de main aux apprentis. Dans le grenier, grand-mère Augustine filait la laine tout en conversant avec le tisserand venu pour le mois : il confectionnait tous les draps de la maisonnée tout en lorgnant par le fenestrou Isabel qui faisait la grande lessive du mois avec sa mère.
La grande lessive où s’affairaient aussi les deux servantes : le blanc à bouillir dans l’immense marmite sous le feu de bois. Tout ce blanc à tourner pendant des heures dans les effluves du savon noir. Après l’essorage, entre deux rouleaux de bois, les tissus brûlants étaient portés dans de solides panières à la source du Bruc pour être rincés. Tout ce linge étalé dans la prairie du bas, étendards éclatants de blancheur dans l’herbe verte, symphonie de couleurs et d’odeurs sous le ciel bleu électrique ! Un morceau de poésie immaculée inoubliable ! Sa mère, la douce Jeanne, sa mère, sa confidente, son berceau d’amour et de sécurité. Elle ne lésinait pas à l’ouvrage, mais ne manquait jamais l’occasion de cajoler son petit dernier, lui, Jeannot, quelle que soit son occupation…

A midi sonnant, tous se réunissaient pour le repas dans la grande salle à manger, sous l’œil chaleureux de l’immense cheminée… fricandeau et lard salé les jours de la semaine, le dimanche, un chevreau ou des poules. Aux Fares, le maître du domaine mettait un point d’honneur à bien nourrir son monde. Fi des conventions, la famille d’un côté et les domestiques de l’autre. Tout le monde mangeait à la table et même menu pour tout le monde ! Et on buvait, même lui, Jeannot avait le droit à un verre de vin coupé d’eau, et on chantait !!

Ah, ces repas ! Jean ferme les yeux…. Et ces veillées, au coin du feu… à tour de mas, on se retrouvait au crépuscule… chez les uns, chez les autres… quels bons moments !! Précieux instants où, tout en faisant la crème de châtaigne, les nouvelles circulaient. « Tiens, vous savez, la Margot, eh, bien, elle l’a marié le Fulgence… l’était temps. Avec son gros ventre, l’aurait pas pu attendre pour passer devant le curé ! Ouais, les sangliers, va falloir s’en occuper… t’in, pas plus tard qu’hier, l’ont bartassé mon potager… l’Antoine, l’est mort pendant son sommeil, sacré bonhomme, on compte plus ses petits dans le pays. Ouais, même à nonante, il paraît… »

Ah, toutes ces discutailles, pas mauvaise langue, quoi, les nouvelles du coin !! Et le mois de juin, dans une grosse bouffée d’émotion, Jean revoit Isabelle, Isabelle, belle comme les mirabelles ! Jean la revoit à ses côtés, petiounes qu’ils étaient, à cavaler dans les ruisseaux, en toute innocence !! Et ma foi, ils avaient grandi et à l’époque des foins. Diou, qu’ils avaient grandi !! Elie, les jupes relevées aux genoux, la sueur perlant entre ses seins pleins comme des melons de septembre ! Elle sentait bon la terre, l’herbe sèche… les parents sarclaient sans relâche… eux, seize années bien sonnées qu’ils avaient et l’envie au ventre. Ils s’éclipsaient, le souffle brûlant de fièvre et leurs corps s’emmêlaient dans la chaleur de l’été. Elie, le chignon défait, riait à gorge déployée, les mains sur les hanches, ils s’aimaient, tout simplement sans voir le mal. C’était tellement bon ! Leur jardin secret, sans les adultes pour juger… son envie d’Elie ne l’a jamais quitté… le grain de sa peau si claire, ses cheveux noirs si soyeux… et son ventre, doux, renflé, où il s’enfouissait si tendrement… quel bonheur ! Le bel âge, sans lendemain, le plaisir du moment suspendu à l’horloge du temps !! Quel bonheur, ils faisaient l’amour à chaque coin du talus, dès qu’ils se retrouvaient… Elie, la seule femme de sa vie, morte en couches d’un petit qu’il n’avait jamais compris, parti à la ville comme les autres…

[Photo : http://www.flickr.com/photos/cevennes-tourisme/]

Lui, était resté aux Fares où ses parents reposaient près de la source au jardin auprès de Mamee. Papee à ses côtés, fabriquant des paniers en clisse de châtaigniers avec les amarines du Tarnon. Presque cent ans qu’il avait le grand-père quand il l’avait trouvé emporté dans ses rêves, le sourire aux lèvres. Jean soupire, les yeux brillants. Malheureux, lui, non. Certes, la vie avait été rude dans ce coin perdu, pas facile aujourd’hui encore, mais sa maison l’attend, peuplée de souvenirs. Les murs lui parlent, les pierres pensent et les meubles ont une âme, miroir des soirées du bon vieux temps.

Il lève son béret et tend l’oreille au silence habité de la forêt.

La vipère surgit de son abri et gobe l’intrépide mulot qui s’est aventuré à grignoter une pomme. Le circaète fond sur sa proie, l’enserre en quelques secondes, s’envole nourrir son petit et reprend son poste de sentinelle.

« Demain, j’irai aux cèpes ! » , s’exclame t-il en sifflant l’oiseau blanc.

Texte écrit au cours de la balade écriture du 16 juillet 2009, sur le chemin des charrettes, en Cévennes.

1 commentaire:

Modestine l'ânesse des Cévennes a dit…

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A bientôt dans notre belle région