jeudi 13 août 2009

Elia, par… Elia


Les rondeurs enneigées du mont Lozère, aveuglées dès le matin par le soleil levant, n’en finissaient pas de frissonner sous leur manteau de glace. La neige tombée dès ce mois de novembre avait comblé, au fil des mois, le petit chemin qui menait à la ferme, cerclant de solitude la grande bâtisse en granit.
Le toit de lauzes se fondait dans l’arrière-plan cristallisé de ce pays de montagnes, où se dressait, impassible, l’imposante cheminée de pierres.
De celle-ci s’élevait une fumée ondulant en spirales au gré du vent, quelqu’un la faisait ronfler et signalait ainsi dans le ciel bleu une présence humaine.
Derrière la solide porte en châtaignier et les murs épais, Elia attisait machinalement son feu de bois.
Levée dès l’aube, elle avait vaqué à ses occupations matinales et surveillait maintenant son repas qui mijotait sous les flammes, l’esprit libre de toute contrainte matérielle. A quatre-vingt cinq ans, Elia caressait machinalement son chien, le visage éclairé par une myriade de ridules, le regard perdu dans le lointain. Née à La Réghaïa, en Algérie, elle avait connu le terrible hiver de 1954, où de mémoire d’homme, la neige n’était jamais tombée… Elle en avait gardé une peur irrationnelle devant cette inconnue blanche et ironie du sort, maintenant, vivait avec elle depuis des mois.
Aînée d’une famille modeste de colons algérois, elle avait toujours servi ses frères, son père, veuf à la naissance du huitième garçon, Camille. Camille, fichée douloureusement dans ses entrailles, son petit, mort dans son bain alors qu’elle s’affairait à la lessive de la semaine…. une grosse lessive. Elle l’avait laissé seul quelques instants, trop occupée à tordre le linge, n’avait rien entendu et il s’était noyé dans la grande baignoire. Son petit dernier qu’elle aimait tant, elle ne pouvait pas oublier… Quelle souffrance ! Un chagrin persistant, lancinant, une plaie ouverte… Coupable par négligence… Elle n’oubliait pas sa frimousse, ses rires, ses grands yeux malicieux.

Son père ne lui avait jamais pardonné et ne parlait plus… Enfermé dans son double chagrin, il s’était lentement laissé mourir, vouant tout à l’abandon. Mère courage avant l’âge, elle s’était occupé des autres, et n’avait jamais pris le temps d’ouvrir ses bras à un homme. Tous l’avaient quittée pour s’embaucher dans les vignes, et elle, elle avait été engagée comme bonne à tout faire chez les Darras.
En 1960, comme les autres, Elia était montée, avec une petite valise, sur le bateau, direction Marseille, la montre mécanique cassée de sa grand-mère au poignet. Elle n’avait jamais compté les heures dans ses journées et c’était le seul bien précieux qui la liait encore à cette terre épicée comme l’odeur de son aïeule.

Sur le quai, Arsène l’attendait, le frère de son père parti à vingt ans pour la métropole. Ce grand-oncle, vieux célibataire, lui avait proposé le gîte et le couvert en échange d’une aide à la ferme au fin fond de la Lozère…
Ce vieux solitaire, avare en paroles et dur à l’ouvrage, maladroit en affection, l’avait recueillie et aimée à sa façon… Il en avait fait son héritière, lui léguant ses terres et sa petite ferme dans cette immense étendue sauvage.

Solide plante habituée aux difficultés de l’existence, Elia avait repris racine sur ce sol aride et trouvé son équilibre, voire du bonheur à travailler laborieusement les champs ingrats qui lui rappelaient la terre de son enfance. Le dur labeur à la ferme avait offert un dérivatif à ses chagrins et elle se surprenait à sourire, même à rire à observer, dans la paille, les cabrioles fougueuses des petits veaux, curieux et fouineurs… Heureuse, oui, elle l’était dans sa maison, avec ses bêtes.

Un vide pourtant : Nana, sa chatte, sa fidèle amie lui manquait. Elle était morte d’épuisement en mettant bas six chatons par une nuit d’orage. C’était trop pour la minette âgée d’une dizaine d’années. Elia l’avait veillée, portée dans son lit pour essayer de la maintenir en vie à la chaleur de son corps… En vain, Nana s’était éteinte, lui confiant sa progéniture qu’Elia n’avait pas eu le cœur de tuer. Rappel obsédant associé aux nuits de tempête qu’elle redoutait maintenant.

Mais il faisait jour ; pourquoi ressasser ses peines, pourquoi cette angoisse ? La vieille femme frissonna malgré la chaleur du foyer, secoua ses épaules, et se leva quand son chien se mit à gronder, la truffe levée vers la fenêtre. Elle tendit l’oreille, aucun bruit anormal, mais le Patou ne cessait de s’agiter en grattant le devant de la porte. Il ne se calmait pas, en bon gardien, il veillait et tentait de lui signaler par de sourds grondements qu’un inconnu approchait. Un sanglier, un cerf, ou pire, un loup, celui dont parlait les journaux ? Les vaches beuglaient maintenant dans l’étable et elle ouvrit la porte à son chien qui détala en aboyant…

Moufles, bonnet et manteau furent rapidement enfilés et Elia n’oublia pas de décrocher l’antique fusil de chasse d’Arsène.

Que se passait-il ? Une nouvelle tempête de neige ? Le ciel était clair, et l’aveuglante blancheur l’éblouit quelques instants. Son chien s’était tu, elle aperçut alors sur la colline un homme en raquettes, sobrement équipé qui s’exclamait :
- Bon chien, oui, viens ici mon gros, allons, du calme, mon gros…

Patou, en effet, bondissait joyeusement vers l’inconnu et semblait l’accueillir en ami.

- Un randonneur, ici, comment a-t-il passé la congère si tôt dans la matinée avec ce froid ?, se demanda Elia, sourcils froncés.

- Oh hé ! Bonjour madame, cria le promeneur, le bras levé et caressant d’une main son chien.

Peu habituée au monde, Elia le regarda approcher, stupéfaite de la jovialité du Patou, mais elle n’en baissa pas moins le canon du fusil.

Dans ces contrées reculées, rares sont les visiteurs et elle restait sur ses gardes.

- Bonjour, bonjour, n’ayez pas peur, je viens du causse Méjean, je suis d’ici… Je marche depuis l’aube et je ne m’attendais pas à trouver une habitation dans le coin.
- Oui ? demanda Elia, l’œil inquisiteur en baissant son arme.
- Oh, je ne voudrais pas vous déranger, ne craignez rien surtout.
- Vous voulez ?
- Moi, rien, je ne fais que passer, j’aimerais monter au sommet du mont Lozère. Par ce temps clair, je pourrais peut être voir les Alpes, et les monts d’Auvergne…
- Vous êtes du Méjean ?
- Oui, je marche, mais, maintenant j’y pense, j’ai oublié de prendre de l’eau. C’est stupide, n’est-ce pas, dit l’homme avec un grand sourire. On pense toujours à l’eau quand il fait chaud, et en hiver, on oublie, un peu d’eau me rendrait service, enfin, si c’est possible.

Etonnée d’une demande aussi directe, Elia ne répondit pas tout de suite, l’examinant des pieds à la tête. Pas jeune, le bougre, mais vaillant, se dit-elle, à grimper comme ça tout seul, habillé de juste, gros bonnet, gros godillots, avec une barbe qui lui mangeait la figure, ma foi, bien fringant comme un cabri en quêtes de découvertes, avenant même, bon, c’était quelqu’un du coin.
- Bien sûr, finit-elle par marmonner en haussant les épaules, entrez si vous voulez, au chaud déjà… j’ai de l’eau évidemment, évidemment…
- Merci, merci bien… Oh, je m’appelle Fulgence.
- Elia, bougonna-t-elle, néanmoins d’une voix plus douce.
- Bou diou, qu’elle est de chez nous cette ferme !, dit-il en franchissant le pas. De bons murs de granit bien épais et de vraies dalles au sol comme de chez nous, y’a pas à dire, y’a pas mieux que dans notre pays ! Des bâtisseurs qu’on est, nous, pas comme ces frisquets des villes.
- Ouais, l’est solide ma maison et ma foi, je m’y sens bien, répliqua Elia déridée par sa franchise joviale. Allez, oups, mettez’y près du feu. Fait pas bien chaud cet hiver.
Après avoir quitté ses raquettes et essuyé ses godillots sur le paillasson, l’homme s’approcha du feu en ôtant ses lunettes de soleil et se frotta vigoureusement les mains.
- Hum, c’est une soupe au lard, non ?
- C’est mon petit repas pour quelques jours, avec mes pommes de terre et le cochon de janvier.
- Ah, vous aussi, vous le faites.
- Chaque année, le voisin vient me le tuer et après j’en ai bien pour trois jours à préparer mes cochonnailles de l’hiver. Un an que cela me dure, et j’en donne. Pour moi toute seule, vous savez…, dit-elle tout en tirant l’eau de la citerne à la souillarde.
- Tenez, donnez-moi votre gourde… de l’eau de la source, bien propre. Alors, comme ça, vous allez le monter le mont Lozère ?
- Oui, j’ai envie de me frotter un peu à cette montagne, moi qui n’ai jamais vécu que sur le causse. C’est beau, le causse, mais j’ai bien bartassé sur cette mer calcaire à l’infini, vous savez, là où les pierres pensent…

Sur ce brin d’humour, Elia lui conseilla la prudence : la montagne, cette année, sous la neige, s’était transformée en mer de glace et les chemins étaient enfouis depuis belle lurette.
- Il vous faudra du temps pour arriver au sommet, même avec des raquettes, et encore des heures avant de repartir sur vos pas.
- Ben, j’ai repéré un gîte plus haut pour la nuit, je suis un peu poète à mes heures, et je viens de tout quitter pour l’aventure, escalader un peu et enfin atteindre les hauteurs, regarder toutes ces montagnes couchées comme des ventres de femmes les unes à côté des autres. Pardon, je deviens familier, je m’oublie. Allez, faut que j’y aille, merci encore pour l’eau, répondit-il tout en chaussant ses raquettes.

De façon inattendue, Elia n’était pas pressée qu’il franchisse la porte… Un peu de compagnie, un peu de chaleur humaine, elle qui ne parlait qu’à ses bêtes, mais bon, à chacun son chemin. Elle se tourna vers lui et l’accompagna sur le seuil.

- Fulgence, c’est bien votre nom ? Alors, au revoir Fulgence, et bonne randonnée !
- Au revoir, Elia, et encore merci.

Elle le regardait s’éloigner, Patou à ses côtés qui décidément semblait l’avoir adopté. Dommage, se dit-elle pensivement, un peu de compagnie m’aurait changé les idées. Bon, alors, il revient mon chien ? Manquerait plus qu’il le suive, pensa-t-elle en suivant du regard à la rectitude de l’horizon l’homme et l’animal qui s’éloignaient dans la brume.
Le chien se retourna brusquement et revint en aboyant, repartit sur ses pas, fit volte-face.

- Bon, qu’est-ce qui lui prend maintenant ? se dit Elia, occupée à observer le manège de Patou. Elle ne leva les yeux vers l’homme qu’au moment où il chancela, tomba à genoux…
Son chien gémissait maintenant en léchant le visage de l’homme.
Sans réfléchir plus avant, elle alla rapidement les rejoindre. Fulgence était affalé dans la neige et se frottait les yeux…
- Mes lunettes, j’ai oublié mes lunettes… je ne vois plus rien, j’ai mal…
- Mais qu’est-ce qui vous arrive ?
- Je n’y vois plus rien, ça me brûle…


Il avait en effet les yeux fermés, les paupières gonflées et rougies par les larmes.

- Bon, levez-vous ! Je vais vous aider.

Il ne bougeait plus, ne répondait pas.
Elia chargea son sac à dos sur ses épaules et essaya de le relever. Impossible, le bougre pesait le poids d’un âne mort. Elle fit alors par réflexe comme avec les veaux morts-nés qu’elle devait porter au charnier, attrapant solidement chaque jambe, elle le tira sur le sol glacé, centimètre par centimètre. Laborieusement, transpirant et suant, elle réussit à atteindre la maison et à le hisser dans l’alcôve. Patou gémissait toujours à ses côtés et l’homme avait bel et bien perdu connaissance !

A bout de souffle, elle ne sentait plus ses membres courbatus par l’effort, s’assit sur un siège, s’essuya le visage, empêtrée dans ses vêtements dont elle se débarrassa tout en surveillant le bonhomme, il respirait, c’était déjà ça…, s’agitant, il marmonnait des mots sans suite : bleu, ce bleu, ce brouillard, mes lunettes… Puis il sombra dans un sommeil profond jusqu’au crépuscule, Elia le veillait toujours, l’alimentant d’un peu de sa soupe dès qu’il entrouvrait les paupières.

Le soleil levant avait chassé les ombres de la nuit, elle était déjà levée comme à son habitude et le regardait dormir. Dieu qu’il avait transpiré ! Elle devrait changer les draps, pensa-t-elle, en allant chercher un peu d’eau fraîche. Avec un gant, elle entreprit doucement de lui essuyer le visage. Il s’agita légèrement et murmura :
- Jean-Claude, non, fais pas ça… accroche tes mousquets au point de dérive. Attends-moi, l’aven, c’est un dévers avec quatre cents mètres direct ! Non ! Non ! Fais attention ! Bon dieu, il est tombé. Jean-Claude, réponds, bon sang ! Je ne vois plus ta lampe, c’est le noir complet. Jean-Claude, tu m’entends ? Tiens bon, mon grand, j’arrive, je viens… tu vas t’en sortir, c’est de ma faute, j’arrive, je viens te chercher... Bon sang, il est sous un bloc…

- NON ! hurla-t-il finalement.

Désorientée par ses cris, Elia, se pencha vers lui pour le réveiller et le secoua.

- Mon dieu,…murmura-t-il, les yeux toujours fermés.
- Ça va mieux ?
- Jean-Claude, Jean-Claude… j’ai dynamité le rocher, la dose est trop puissante, cette saleté de gaz bleuâtre ne se dissipe pas, j’étouffe, je ne vois plus rien….
- Allons, ce n’est qu’un mauvais cauchemar…
- Jean-Claude, c’est de ma faute, pauvre gosse…. Il est mort, hémorragie interne, gémit-il encore avant de s’assoupir lourdement.

Elia décida d’aller téléphoner au médecin, mais ce qu’elle redoutait le plus, lui barrait le chemin, la neige, tombant à gros flocons.

Un brouillard dense enveloppait la ferme, le vent du nord soufflait brutalement. Impossible d’atteindre le hameau le plus proche. Aattendre, il ne restait plus qu’à attendre…Il dormait toujours dans l’après-midi et la tempête s’apaisait progressivement.

Tout en faisant ronfler la cheminée, elle le surveillait.
- Bon, il semble dormir paisiblement, allons, rien de grave, il dort, ne cessait-elle de se dire pour se rassurer. Tout va bien, l’électricité n’est pas coupée, il y a du bois, et à manger. Ca ira…

Le Patou, la truffe posée sur la couverture, n’avait pas quitté Fulgence et frétilla de l’arrière-train quand celui-ci se redressa lentement.
- Oh, qu’est-ce que j’ai dormi, mais je suis où ? Et qui êtes-vous demanda-t-il, les yeux toujours rouges mais bien ouverts.
- Elia, vous ne vous souvenez pas ? Vous êtes venu hier, vous deviez monter sur le mont Lozère, et puis, vous êtes tombé…. Qu’est-ce que vous m’avez fait peur ! Ça va mieux ?
- Oh, j’ai mal à la tête, mal, cette brume bleuâtre… mais, dit-il en se redressant péniblement, où sommes-nous ?
- Chez moi, et vous dormez depuis deux jours. Bon, reposez-vous, je vais vous donner de la bonne soupe. Vous devez avoir une faim du diable.
- Je ne me souviens de rien, de rien…
- Allez, mangez un peu, avec l’estomac plein, la mémoire vous reviendra et demain il fera jour, s’exclama-t-elle à la fois soulagée et joyeuse en réalisant qu’elle lui offrait le gîte et le couvert, elle, qui ne parlait plus à personne depuis des années.

Il ne neigeait plus mais Elia n’avait nulle envie de sortir, elle restait paisiblement à ses côtés, attendant qu’il parle, qu’il lui parle, avec une grosse bouffée d’amitié au fond du cœur et de reconnaissance, il allait mieux, grâce à elle…Avec ce froid de canard, il aurait pu avoir ce malaise, tout seul, là-haut dans ces étendues glacées à l’infini, il serait peut être mort à l’heure qu’il est !

Fulgence avait repris des forces, ne se souvenait de rien… Il s’appelait Fulgence, oui, puisqu’elle lui avait dit, il venait du causse Méjean, oui, peut être, qu’importe, il se sentait bien avec elle comme avec ce gros ballot de chien maladroit mais si affectueux.

Les jours passaient, Fulgence dégageait les environs de la ferme à grands coups de pelle, donnait du foin aux bêtes, rentrait le bois et s’adonnait à l’ouvrage tranquillement pendant qu’Elia s’affairait autour des repas.

Il ne se souvenait de rien, Jean-Claude, qui était-ce ? Souvenir un peu douloureux quand il y songeait, mais il ne se souvenait pas. Il était bien ; fendre les bûches le détendait, une bonne fatigue saine qui lui apportait un sommeil apaisant, et il dévorait. Quelle bonne cuisinière, cette Elia, attentive mais pas envahissante.

Le soir, ils causaient au coin du feu, faisaient des projets pour après l’hiver, le pâturage était bon ici, non ? Le loup, oui, on en parle, mais avec le Patou, rien à craindre… Les meutes de chiens errants sont plus dangereuses, le loup tue les animaux malades, un à la fois, et puis, moi, s’avançait Fulgence, je les garderai les vaches… Les enclos ça ne vaut rien, je les garderai et je monterai avec elles au sommet, c’est si beau ici, tiens par beau temps, je verrai les Alpes… Et ils poursuivaient ainsi leurs projets pour les beaux jours.

Elia, de son côté, s’étonnait, comment avait-elle pu vivre si longtemps sans personne ? Leurs conversations lui devenaient précieuses au fil des jours. Fulgence ne souvenait de rien, et alors ? Il ne parlait pas de partir, de retourner sur son plateau de calcaire avec tous ces avens. Et pourquoi lui aurait-elle rappelé ce qu’elle savait de Jean-Claude ? Inutile de lui forcer la mémoire, inutile et trop risqué… pour lui bien sûr. Pour elle aussi, lui susurrait une petite voix qu’elle ne désirait pas entendre.
Oui, elle avait nonente, quatre-vingt cinq années emplies en bonne partie de solitude… Elle voyait bien de temps en temps ceux du hameau du Tarn mais bonjour, bonsoir… Elia mesurait aujourd’hui le vide d’antan, et la présence, les attentions maladroites de Fulgence, sa façon de lui fouiller le regard en toute sérénité comblaient de tendresse son vieux cœur.

Il a bien dans les soixante, Camille aurait cet âge, pensait-elle, et elle lui vouait son trop-plein d’affection si longtemps enfoui au fil du temps. Vrai, il envahissait son espace en laissant traîner ses vêtements, ses bottes, son sac… Qu’importe, elle passait derrière lui pour ranger, heureuse de s’affairer à ces petites choses du quotidien alors qu’il abattait les plus grosses tâches de la ferme, Patou dans les jambes à longueur de journée.

Amnésie qu’il avait dit le docteur, amnésie totale, et Fulgence avait haussé les épaules, insouciante :

- Ben, pas grave… Je ne sais pas pourquoi mais je m’en fiche, je suis bien, je n’ai plus mal à la tête. Merci Doc de votre visite, mais m’excuserez, le sol n’est plus gelé, je dois m’en aller retourner la terre du potager, la fumer… et après, ce sera l’heure de traire les vaches. Elles m’attendent et beuglent si je traîne. A la revoyure, Doc !

Derrière son fenestrou, Elia contemplait les perce-neige qui pointaient leur nez à l’ombre du grand châtaignier, le printemps ne tarderait pas, puis l’été. La hache de Fulgence résonnait à l’unisson du soleil qui tapait fort, sous un ciel bleu intense, aucun nuage, aucune brume. Elle s’en retourna dans la souillarde chercher le jambonneau, les pommes de terre, les carottes pour cuisiner une bonne potée. Elle la ferait mijoter sur le feu et finirait de lui tricoter un gilet pour les fraîcheurs du soir.

(A suivre)

2 commentaires:

Stef Heendrickxen a dit…

Est-ce qu'il y a la suite quelque part ?

Unknown a dit…

Non, éventuellement reprendre et développer ce petit texte en nouvelle.