jeudi 27 août 2009

La meute, Pierre Sève



Photo : Filou30

Oreste Pourrier de Mollon continua de tripoter son stylo Mont Blanc et reporta son attention vers son interlocuteur, interlocuteur qu’il aurait souhaité voir ailleurs, voire pas du tout. Mais voilà : Monsieur le Préfet l’avait chargé en tant que sous-chef de cabinet aux affaires discrètes de recevoir l’individu rustre et suant qu’il avait de l’autre côté de son bureau et dont il avait compulsé le dossier des RG avant de l’accueillir avec cette politesse apprise à l’ENA, lisse et légèrement glacée, qu’on réserve aux gens du commun. L’homme, la cinquantaine couperosée, les cheveux poivre et sel coupés ras surmontant de quelques centimètres de petits yeux étrangement rapprochés ne savait pas trop quoi faire de ses grosses mains aux doigts plats et courts, aux ongles incertains et repliait ses jambes l’une sur l’autre pour la dixième fois depuis le début de l’entretien. Son discours allait de pair avec son maintien gauche et décousu :

- « Voyez-vous, Monsieur, c’est comme je vous le dis depuis dix minutes, ça peut plus durer… les gens en ont marre et ça fait des années… on vous a écrit des lettres et des pétitions sans résultat à ce jour, sauf votre respect… c’est bien beau les lois, mais c’est long et coûteux…
on ne sait plus et nous on voudrait bien trouver le moyen de savoir quoi faire pour chasser cette vermine qui… qui… (il respirait de plus en plus bruyamment) que à laquelle on cause
pas et qu’on n’en veut plus dans le pays… voilà ! on n’en veut plus ! on n’en veut pas ! on n’en a jamais voulu ! faut qu’y partent…

Il s’interrompit enfin visiblement autant à court d’idées que de souffle ce qui permit à Monsieur le sous-chef de cabinet de recadrer avec la prudence et le doigté de rigueur le cours de cette divagation préliminaire dont on ne pouvait mettre en doute ni la sournoiserie pataude ni la détermination. Le tout s’annonçait de bon aloi pour le problème à l’ordre de cette entrevue… restait à mettre au point les détails… Oreste Pourrier toussota, rectifia machinalement son nœud de cravate, joignit les mains et fixa son interlocuteur comme s’il contemplait avec une curiosité pleine d’indulgence un poisson rouge dans son bocal :

- Reconsidérons les choses dès maintenant si vous le voulez bien, Monsieur le Maire. Tout d’abord il est souhaité en haut lieu que cette rencontre d’aujourd’hui n’ait jamais eu lieu et j’ai déjà, j’en suis sûr, votre parole d‘élu sur ce point dont l’importance ne vous échappera pas compte tenu des circonstances. La seule chose dont je puisse vous assurer, c’est que l’appréciation de votre indéfectible dévouement en l’affaire qui nous occupe vous attachera comme il se doit une juste reconnaissance des autorités. Votre écharpe de Maire ne restera pas bien longtemps orpheline et un joli ruban ne devrait pas tarder à la faire se sentir moins seule si vous me comprenez bien… mais venons en au fait : vous avez découvert comme moi la déconvenue fracassante des forces de l’ordre dont se sont fait écho les journaux… quarante gendarmes prêtant main-forte à un bulldozer venu raser un lieu de mémoire de la Résistance, cimetière compris, ça fait mauvais effet, très mauvais effet, surtout pour en fin de compte mettre la main sur un routard même pas en situation irrégulière simplement venu faire étape dans une ruine pour y dormir une nuit… triste bilan ! vous en conviendrez…

- Pour sûr, Monsieur le secrétaire, ah ça pour sûr…

- Il nous est donc apparu qu’il nous fallait changer notre fusil d’épaule si je puis dire et j’ai sous les yeux une note interne des plus confidentielles qui nous suggère la nouvelle marche à suivre dans la lutte à mener contre cette gangrène que constitue la prolifération des habitats sauvages dans nos belles collines et c’est là, Mr Munot, que des gens de votre qualité peuvent jouer un rôle déterminant aux côtés de l’État. Vous agirez donc en sous-main mais vous aurez les mains libres, je puis vous l’assurer, si vous agissez avec la mesure et le discernement nécessaires…. Voyez-vous, les photos prises discrètement par votre grand fils Alphonse, que vous nous avez fait parvenir par l’un de vos nombreux courriers ont retenu toute notre attention ; ces « cabanes » comme ils les appellent nous ont semblé bien vulnérables… bien au-delà de leur non-existence légale… et c’est de cette non-existence qu’il nous faudra jouer désormais selon le principe que quelque chose qui n’existe pas ne peut pas avoir été victime de quelque destruction que ce soit au plan juridique et… tant qu’il y a pas mort d’homme… les accidents peuvent accidentellement se reproduire… sans que cela ne rameute les journaux. Tous les jours que Dieu fait, ils auront bien d’autres chats écrasés à fouetter, nous y veillerons…

Il s’aménagea une pause et reprit le fil de son discours sur le ton qui convenait pour conclure.

- Monsieur le Maire, maintenant que nous approchons de la fin de cette entrevue, je voudrais m’assurer que nous nous sommes bien compris, avant que l’huissier ne vous reconduise.
Il regarda élégamment sa montre, recommença un instant à manipuler son Mont Blanc tout
en considérant les en-têtes des dossiers qui l’attendaient pour le reste de la matinée. Le silence de son interlocuteur se prolongeant, il finit par reposer son stylo et se leva avec la lenteur protocolaire qui convenait pour mettre fin à tout ça. Le poisson était ferré. Le visage de Munot se détendit et laissa enfin sourdre la lueur de ruse furtive que Pourrier attendait.

- Si je comprends bien, dit-il en quittant son siège, d’ici la fin de l’automne, Monsieur le Secrétaire, nous n’aurons pas le feu vert, mais on n’aura pas de feu rouge non plus.

Pourrier de Mollon demeura muet jusqu'à ce qu’ils aient atteint la porte et pressa le bouton
qui la libéra avec un claquement sec !

- On ne saurait mieux dire Monsieur Munot on ne saurait mieux dire, le congédia-t-il en s’inclinant imperceptiblement déjà satisfait à l’idée qu’il ne fut plus là.

C’était bien la dixième journée de chaleur anormale sur la vallée en cette fin d’automne. Le vent du sud avait repoussé les feuilles mortes à l’assaut de l’escarpement parmi les taillis et les châtaigniers jusqu'à les avoir ce matin-là amoncelées dans la cour de la ferme où s’étaient garés les C.15 et les 4X4 venus prêter main forte. Le ciel était limpide. Le café fumait dans les tasses à côté des petits verres de goutte déjà reremplis, échauffant à point nommé ce mélange de calme et d’excitation qui précède toujours chez les hommes d’action l’accomplissement de grandes choses. Ils étaient là huit autour de la table où les treillis et les casquettes de surplus militaires dominaient. On était parvenu à calmer le Jeannot et à le convaincre de laisser son fusil et sa cartouchière dans son coffre en échange des cisailles à grillage qu’il avait posées bravement sur la table avec un air de défi. Il voulait en découdre.

Ils était maintenant à l’extrémité de la grange attenante à la maison, groupés le long du muret où s’ouvrait la magnifique vue sur la vallée dont jouissait le propriétaire des lieux. Monsieur le Maire qui pêchait ses références sur Internet appelait ça son « nid d’aigle » et le fait qu’il dominait ainsi tout le village là-bas au loin signait, pensait-il, son destin de premier notable de
la commune. Tous les malvotants pouvaient bien l’appeler « imbudéconausore » il s’en fichait. Là il attendait l’heure H suspendu au coup de fil de son Alphonse qu’il avait envoyé dès le petit matin sur le versant d’en face avec des jumelles et un portable.
L’appel arriva enfin signalé par les premières mesures de l’Hymne à la joie, (encore une idiotie de sa fille aînée) auxquelles il coupa le sifflet aussitôt.

- Allo… alors… bon… t’es sûr… reste là-bas… on en aura pas pour long !

Il mit fin à la communication, remit son appareil dans la poche à rabat de sa veste de camouflage et se tourna vers ses hommes :

- ça y est, … les indiens sont partis bosser… tous, semble-t-il… Alphonse les a comptés…on va les renvoyer ramasser les mégots en ville, ces animaux là… allez ! têtes hautes ! collines propres ! et pas un bruit !...

La petite troupe disparut, engagée avec précaution dans la pente, devinant le sentier sinueux abandonné depuis des lustres encombré de ronces qui les mènerait en contrebas aux abords des cabanes. Ils ne disaient mot se relayant juste pour porter les bidons dont ils s’étaient chargés. A un moment, ils buttèrent sur les tuyaux noirs d’un captage dont Jeannot se chargea aussitôt avec ses cisailles et une ardeur qu’on ne lui connaissait pas :

- Y manquerait plus qu’ils aient encore de l’eau après ça ! claironna-t-il.
- Bien dit, Munot, mais concentre-toi et ferme-là ! On sera bientôt sur l’objectif.

Ils étaient maintenant tout près, à peine à deux cents mètres à vol d’oiseau sous la ferme et les cabanes étaient là à un jet de caillou. Ils s’immobilisèrent comme suspendus au silence et puis par gestes se séparèrent selon le plan prévu : le premier groupe n’irait pas plus loin tandis que le second s’occuperait de l’autre bicoque dont on apercevait le toit tout proche… dans dix minutes tout serait fini. Un peu fébriles, Munot et ses trois sbires investirent leur cible et commencèrent à rassembler contre la maison tout ce qui se trouvait disposé au dehors.

Poussé par la curiosité, Monsieur le Maire entra inspecter les lieux et fut surpris de ne pas y trouver le désordre « bohémien » auquel il s’attendait : un lit surélevé par un cadre de bois,
une longue table avec des bancs, un hamac, dans l’angle à gauche un poêle « turbo », au fond une cheminée attenante à un coin douche à même l’âtre… des étagères avec des livres, des disques… une radio lecteur de CD sans doute alimentée par le panneau solaire qu’il avait remarqué au dessus de la porte avant d’entrer… des tableaux aux murs de bois jointé… un évier sculpté avec une vaisselle faite… une baie vitrée à petit carreaux s’ouvrant plein sud devant laquelle séchait du linge… un frigo à gaz de camping… Il finit par se sentir un peu mal
à l’aise dans ce lieu où habitaient ces gens qu’il n’aimait pas, qu’il ne regardait ni ne saluait jamais par principe. L’idée qu’il faisait une connerie l’effleura mais l’irruption du Jeannot qui achevait de vider son bidon sur tout ce qui se trouvait à sa portée le ramena sur terre.

- Faut y aller chef ! le deuxième groupe se ramène… ça veut dire que l’autre cabane flambe déjà… c’est à vous maintenant, y a pas de temps à perdre ! dit-il en le tirant par la manche. Il en ressortit un peu aveuglé par la lumière du dehors et aperçut là-bas sur sa droite la colonne de fumée qui commençait à s’élever dans la pâleur du ciel.

Il chancela, s’abîma une seconde qui lui parut un siècle dans la contemplation de ses rangers et finit par relever les yeux croisant les regards apoplectiques du commando de branquignoles qu’il avait lui-même rameuté… Ils attendaient, dans l’air comme transformé en plomb seulement troué par les crépitements venant de l’autre cabane… d’un coup il se sentit anéanti par tant de bêtise, mais une fierté absurde le fit se tourner vers la maison. Il craqua une allumette et la lança sur le tas qui prit feu instantanément. Avec le vent qui se levait la colline ne fût bientôt plus qu’une torche ascendante avec la ferme au-dessus en point de mire.

Le lendemain, on put lire dans le « Sud Libéré » cet entrefilet :
« Un incendie d’origine inexpliquée a ravagé hier deux ‘cabanes’ et la maison du Maire de St-Paussoles-les-Gardons. L’édile n’écoutant que son courage et épaulé par quelques-uns de ses administrés venus en renfort n’a rien pu faire pour circonscrire le sinistre avant l’arrivée des soldats du feu. »

Juin 2009

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